Pour resituer le Discours de la servitude volontaire dans son siècle, il est nécessaire de rappeler quelques grands bouleversements de la période qui n’ont pas manqué d’influencer, de près ou de loin, la rédaction du célèbre Discours.
Lorsqu’Etienne de La Boétie vient au monde, le monde est loin de connaître l’apaisement. Les découvertes des mondes inconnus révèlent l’avidité des États européens, appuyés par les puissances religieuses, et entraînent des combats, le massacre des peuples indigènes, la destruction de grandes civilisations comme celles des Aztèques ou des Mayas.
Le siècle des grandes découvertes
Tout d’abord, seule une cinquantaine d’années sépare la découverte du continent américain et de ses populations autochtones par les Européens de la rédaction du Discours de la servitude volontaire.
La prise de conscience collective qui s’ensuit est sans commune mesure et ébranle les convictions morales et politiques des sociétés européennes du XVI° siècle. Les peuples du continent américain représentent alors, pour les penseurs européens de l’époque, un modèle alternatif d’organisation sociale et politique.
C’est ce qu’il ressort des longues descriptions qu’y consacre Montaigne dans ses Essais, et il est probable que ces populations aient inspiré à La Boétie le passage sur les « gens tout neufs » du Discours de la servitude volontaire, qui mentionne des peuples qui ne sont « ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté ».
Un tournant : l’invention de l’imprimerie
Par ailleurs, un autre évènement modifie profondément les sociétés européennes, particulièrement dans les milieux érudits, depuis le milieu du xve siècle: c’est l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1450.
Si le Discours de la servitude volontaire a d’abord circulé de manière manuscrite, La Boétie a pu profiter du rayonnement de l’humanisme grâce aux imprimés en circulation, et ce dès son enfance à Sarlat. Les ouvrages des penseurs de toute l’Europe étaient alors à sa disposition: les Italiens, avec Le Prince de Machiavel et le Courtisan de Castiglione, le Néerlandais Érasme dont les œuvres complètes ont été imprimées à Bâle, mais aussi l’Anglais Thomas More, auteur de l’Utopie – qui n’a probablement pas manqué de marquer le jeune Étienne de La Boétie.
L’abondance de ces lectures et le fourmillement intellectuel qui en résulte, rendus possibles par l’essor de l’imprimerie, ont considérablement nourri et guidé la pensée de La Boétie.
Persécutions et massacres au nom de la religion
François Ier face à la Réforme luthérienne
Pour autant, il est vraisemblable que les évènements les plus déterminants quant à la rédaction du Discours de la servitude volontaire soient aussi les plus sombres de la période : en effet, le début du XVI° siècle est particulièrement marqué par les guerres de Religion qui ravagent l’Europe et divisent les populations.
La lecture de la Bible, revue, traduite, expliquée, conduit à remettre en cause les abus de l’Église catholique, les excès de la papauté notamment. Un courant « évangéliste » se répand, qui réclame une religion épurée, plus authentique. Luther crée la Réforme, poursuivie par Calvin.
Depuis la parution des 95 thèses de Martin Luther en 1517 et leur affichage sur la porte de l’église de la Toussaint à Wittemberg, ses idées de réforme de l’Église catholique trouvent un écho particulier parmi les intellectuels et la bourgeoisie urbaine.
Le monopole confessionnel de l’Église catholique en Europe est alors mis en cause. D’abord à travers une contestation interne à l’Église, en particulier concernant le commerce des « indulgences », la Réforme évolue peu à peu jusqu’à prendre la forme du schisme qu’on lui connait, scindant les populations européennes entre protestantisme et catholicisme.
En 1534, l’affaire des Placards, où des pamphlets protestants sont affichés jusque sur la porte de la chambre du roi, marque un tournant. François Ier, jusqu’alors relativement tolérant, durcit sa position face « aux hérétiques ».
Une révolte qui gronde
La période est marquée par des tensions sociales importantes. Les guerres coûteuses commencées jadis par François Ier ont affaibli considérablement le trésor royal, entrainant une augmentation de la pression fiscale. Des révoltes paysannes éclatent donc dans plusieurs régions.
Dans ce contexte de tensions politiques et religieuses, un événement local marque sans doute l’esprit de La Boétie et pèse sur la rédaction du Discours de la servitude volontaire: c’est la révolte contre la gabelle en 1548. Cet impôt sur le sel est étendu aux régions côtières de l’ouest de la France, par édits royaux, des le début des années 1540. Or ces régions sont particulièrement rétives à l’obligation qui leur est faite d’acheter du sel taxé, alors qu’elles sont de grandes productrices de sels.
Une première révolte éclate à La Rochelle en 1542 : elle est durement réprimée. Le mécontentement contre la gabelle continue pourtant d’enfler sourdement et on recense, en 1547, plusieurs assassinats de gabeleurs (les collecteurs de cet impôt) en Aquitaine.
C’est près d’Angoulême que la révolte prend une tournure militaire, puisqu’elle rassemble quelque 4 000 hommes et devient alors la « jacquerie des Pitauds ». La révolte s’étend à Bordeaux à l’été 1548, et elle est sanglante : les gabeleurs sont traqués, leurs maisons pillées. La foule s’en prend à un lieutenant général du roi, Tristan de Moneins, massacré en pleine rue.
En octobre, la répression royale bat son plein à Bordeaux mais Henri Il finit malgré tout par supprimer la gabelle dans ces régions en 1549.
Cet épisode brutal constitue une démonstration de force des deux partis en lice: le peuple et le pouvoir royal. Il est alors probable qu’il ait eu une influence sur la rédaction du Discours de la servitude volontaire, d’autant plus que le théâtre des évènements n’était autre que la région natale de La Boétie.
Henri II ou le durcissement religieux (1547-1560)
Après la mort de François Ier, son fils Henri II monte sur le trône en 1547. Le nouveau roi, influencé par le clan des Guise, puissante famille noble catholique, intensifie la répression contre les protestants.

Ainsi, la Chambre ardente, véritable tribunal, est créée pour juger les cas d’hérésie. C’est dans ce climat de tension religieuse croissante que le jeune Étienne de La Boétie, alors étudiant, rédige son Discours de la servitude volontaire.
Persécution des protestants durant le règne de François Ier, en 1534 – Gravure sur cuivre de Matthäus Merian l’Ancien (1593–1650)
Les enjeux de cette scission ne sont pas seulement religieux, puisque les monarchies européennes sont alors intimement liées à l’Église.
En France, par exemple, la légitimité du monarque reposant sur le droit divin, la remise en question des prérogatives catholiques en matière de foi ébranle nécessairement le pouvoir politique. Le protestantisme est alors perçu comme une menace adressée à l’unité confessionnelle et politique des royaumes européens, et les États recourent à la répression durant les XVI° et XVII° siècles pour tenter d’endiguer, vainement, le protestantisme.
Avènement de Charles IX (1560-1574)
Dès 1560, les tensions s’accentuent entre les deux partis, ce dont La Boétie prend douloureusement conscience.


Cette répression est protéiforme : les condamnations au bûcher se multiplient, ainsi que les massacres de populations protestantes par différents acteurs de la monarchie. En France, le premier recensé date de 1562 à Wassy, entrainant le massacre d’une centaine de protestants, aussi appelés « réformés » ou « huguenots ». Débutent alors les guerres de religion : huit se succèdent, et la violence se déchaine. Le massacre le plus connu – et meurtrier! – reste celui de la Saint-Barthélemy en 1572 avec ses 4000 tués dans les deux camps. Il faut attendre l’édit de Nantes, signé en 1598 par Henri IV, pour retrouver la paix.

- Mais la répression ne se limite pas au registre violent et meurtrier puisqu’elle consiste également en un climat de suspicion généralisé, dont l’une des conséquences est la censure et l’autocensure qui pèsent sur les différentes productions littéraires et philosophiques.
- Par ailleurs, la centralisation du pouvoir royal, qui vise à renforcer l’autorité du roi au détriment des seigneurs et des parlements, se heurte aux résistances de la noblesse, craignant pour leurs privilèges. Ces tensions ne feront que s’intensifier sous le règne de Charles IX, plongeant le royaume dans les guerres de Religion.
Le pouvoir politique
Durant cette période, du XIVème siècle en Italie à la fin du XVIème siècle, le pouvoir politique offre un double visage !

D’un côté, les cours encouragent le renouveau intellectuel, telles celles de François Ier ou de sa sœur, Marguerite de Navarre. Ce roi, à l’image des princes italiens comme les Médicis à Florence, se comporte en mécène : construction de luxueux châteaux, soutien accordé aux artistes… Influencé par l’humaniste Guillaume Budé, il crée en 1530 un Collège Royal où sont enseignés le grec, le latin et l’hébreu, et il signe, en 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui fait du français la langue officielle.
De l’autre, les conflits se multiplient. Dès 1492, avec Charles VII, commencent les guerres d’Italie, poursuivies par Louis XII, et, surtout, par François Ier : ce n’est qu’en 1559 que le traité de Cateau-Cambrésis y met fin… Les conflits dits « de succession » sont alors nombreux entre les princes de l’Europe, qui rivalisent pour accroître leur territoire, ou à propos des conquêtes coloniales. Le peuple se trouve ainsi plongé dans bien des « misères », accablé d’impôts et de servitudes douloureuses, et les compagnes sont dévastées, les populations décimées, comme le dépeint Agrippa d’Aubigné dans le livre I des Tragiques, son poème posthume paru en 1616.