Argumentation et stratégies argumentatives par Magali VAN KELST
Le discours argumentatif par Magali VAN KELST

L’art de convaincre  

Une thèse argumentée

Une fois que l’auteur a choisi son thème, ici « la servitude », il doit amener ses lecteurs à adhérer à sa thèse : les peuples peuvent se libérer de la servitude imposée par un tyran s’ils comprennent comment il se fait qu’ils en soient devenus l’instrument « volontaire ». 

Pour les convaincre, il construit une argumentation qui se veut rigoureuse : La Boétie a largement suivi, dans son Discours, comme vu précédemment, la structure héritée de l’antiquité, dont des transitions marquent précisément les étapes, en annonçant aussi la disposition à venir. Il prend soin aussi d’effectuer des conclusions partielles, pour accentuer la progression de son raisonnement, comme « Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume », puis « les tyrans, pour s’affermir, se sont efforcés d’habituer le peuple, non seulement à l’obéissance et à la servitude mais encore à leur dévotion ». De même, les connecteurs, pour poser des hypothèses, introduire la cause et la conséquence, ou encore marquer des oppositions, appuyés souvent par des répétitions, articulent le raisonnement, dont La Boétie fait varier les types : tantôt il introduit la thèse adverse, mais pour mieux la contester, par exemple face à ceux qui donnent raison aux procédés utilisés par le tyran pour duper le peuple, comme lui fournit « du pain et des jeux », ou lui faire croire à ses pouvoirs miraculeux. Mais il recourt aussi au raisonnement inductif, partant d’un cas particulier pour en tirer une règle générale, ou, inversement, au raisonnement déductif qui procède du général au particulier. Enfin, le grand nombre d’exemples soutient le raisonnement par analogie, qui s’appuie sur des comparaisons.

Les digressions

Cette rigueur amène le lecteur à s’intéresser aux deux passages où La Boétie admet s’être écarté de son sujet : « Mais pour revenir à mon sujet que j’avais presque perdu de vue », écrit-il avant de passer à la deuxième raison de la « servitude volontaire ». De même, avant de conclure sur cette deuxième raison pour passer à la troisième, nouvel aveu : « Mais pour revenir à mon sujet, dont je me suis éloigné je ne sais trop comment ». La question se pose alors du rôle de ces digressions.

Une stratégie argumentative

Il est d’abord nécessaire d’observer le contenu de ces digressions. La première a mis fin à la première raison, la force de l’habitude qui empêche toute résistance, pour envisager la possibilité de s’opposer à la tyrannie, malgré les obstacles rencontrés, en mettant en évidence certains échecs mais aussi des succès. La seconde lui permet, à propos de la religion que les tyrans utilisent à leur profit, après être passé des temps anciens à « nos tyrans de France », de couvrir l’audace de son propos en le faisant cautionner par un  genre plus innocent, « notre poésie française ». Ainsi, la digression serait d’abord une composante de la stratégie argumentative, un détour habile qui, loin de s’écarter du sujet, le traite sous un autre angle.

Une image de l’éthos

Mais, en reconnaissant lui-même ses digressions, La Boétie construit aussi un dialogue avec son lecteur, dans lequel il révèle sa personnalité.  Ainsi, en s’excusant d’abord auprès de son lecteur, à la fois il se montre respectueux, car soucieux de faciliter sa lecture, mais aussi passionné par le sujet traité, en se laissant emporter par son naturel enthousiaste. Déjà Quintilien, dans son Institution oratoire expliquait que la digression soutient l’image d’un orateur « jeté hors du droit chemin par la force de la passion. » Enfin, nous pouvons y reconnaître l’attitude de Socrate, dont la maïeutique des dialogues montrait les méandres de la pensée avant de parvenir à la vérité, il donne ainsi l’exemple du refus des obligations de la rhétorique, le refus de ce qui serait une « servitude » intellectuelle.

Les exemples

Au moyen âge, surtout aux XIIIème et XIXème siècle, « l’exemplum » s’est constitué en genre littéraire, narratif, et des recueils, richement illuminés, se sont créés, destinés à nourrir d’anecdotes les sermons religieux, mais aussi à susciter la réflexion morale sur des sujets profanes. Même si les auteurs de la Renaissance renoncent à cette forme d’écrits, ils continuent à appuyer leurs thèses philosophiques d’exemples, et ils sont très nombreux dans le Discours de La Boétie.

La démarche argumentative

L’attention portée à la Renaissance à la rhétorique, avec une redécouverte des textes d’Aristote et de Cicéron, et surtout de Quintilien, enrichit le rôle de l’exemple. Dans le Discours, son utilisation habituelle dans la scolastique subsiste : l’exemple vient prouver une idée générale préalablement posée. Par exemple, pour prouver l’aveuglement des favoris du tyran, « alléchés » par « les trésors du tyran », deux exemples sont nettement introduits : « Ainsi le satyre imprudent de la fable voyant reluire le feu ravi par Prométhée, le trouva si beau qu’il alla le baiser et s’y brûla », puis « Ainsi le papillon […] se jette au feu parce qu’il le voit briller ».

Mais, très souvent, la démarche s’inverse de façon plus originale : c’est à partir de l’exemple particulier qu’il induit des idées générales. Ainsi s’enchaînent des récits sur les comportements de Néron, puis de Claude et une allusion à Caliigula, avant que l’auteur ne conclue : « Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans ont presque tout été tués par leurs favoris » puis confirme son argument : « Certainement le tyran n’aime jamais, et n’est jamais aimé. »

Les exemples choisis

Certains exemples, tels ceux des animaux qui meurent quand on leur ôte la liberté, ou celui du « papillon », renvoient à l’observation des lecteurs, concrétisant ainsi la pensée. D’autres sont empruntés à la vie littéraire, sous forme de citation précise, comme la phrase d’Ulysse qui ouvre le discours, celle de Térence affirmant la bêtise des sujets dupés par le tyran, ou le long extrait de l’Énéide de Virgile où la sybille dépeint le châtiment du tyran Salmonée aux enfers, dont il tire la conclusion générale : « ceux qui ont abusé de la religion pour mal faire s’y trouveront encore à meilleure enseigne. »

Mais les plus nombreux sont tirés des récits historiques, avec quatre auteurs dont il fait l’éloge pour insister sur la validité de leur témoignage, essentiel pour mieux connaître les formes de la tyrannie dans l’antiquité :

  • Il se sert des faits rapportés dans les Histoires d’Hérodote, considéré comme le « père de l’histoire », par exemple pour évoquer les temps les plus anciens, la situation d’Athènes sous la tyrannie de Pisistrate ou les pays plus lointains.
  • De même, il emprunte à Xénophon qui poursuit le travail historique d’Hérodote, mais qualifié d’« historien grave et du premier rang entre les Grecs » car il se pose davantage en moraliste et en juriste, et, surtout,  souligne la vie intérieure du tyran.
  • Comme son ami Montaigne et bien des humanistes, La Boétie recourt aux Vies des hommes illustres de Plutarque, récits qui approchent de près la vie des grands hommes, en mettant en valeur leurs qualités et leurs paroles fameuses, mais aussi leurs défauts et les erreurs commises.
  • Enfin, les Annales de Tacite, « excellent auteur, historien des plus fiables », répondent tout particulièrement à l’objectif du Discours car il met en évidence les vices de tyrans tels Néron ou Claude.

L’éthos

Mais ses choix contribuent aussi à construire le portrait de La Boétie. D’abord, ils révèlent l’immense culture de cet humaniste, et sa mémoire livresque. Mais ils montrent aussi sa volonté de ne pas rester dans une réflexion abstraite mais de se mettre à la portée des lecteurs, tout en suscitant leur émotion devant les misères humaines, voire leur indignation devant les injustices subies par les peuples ; de plus, l’insistance sur la dimension psychologique, sur la vie intérieure des hommes de pouvoir, fait dépendre l’histoire des choix humains et non pas de l’influence d’une quelconque Providence. Enfin, tout jeune encore, en faisant des résistants des hommes justes, il donne ainsi, indirectement, des preuves de sa capacité à exercer au mieux un pouvoir, tel celui qui lui sera confié ensuite au Parlement de Bordeaux.

L’art de persuader  

Pour étudier l’art de persuader, plusieurs observations sont nécessaires, à commencer par la relation entre l’auteur et ses lecteurs, puis en analysant la tonalité choisie et les procédés qui permet d’influer sur les sentiments de ses destinataires.

L’auteur et son lecteur

L’auteur cherche à imposer son opinion, d’où le recours au « je », souvent avec le verbe « vouloir », dans des assertions parfois catégoriques, par exemple un rejet : « Je ne veux pas » ou une affirmation, « j’admets » qui l’engage, et les injonctions sont nombreuses, des impératifs ou la récurrence verbale d’« il faut », ou plus atténué, « il faudrait ».

Mais souvent il se montre plus prudent, pour laisser au lecteur son libre-arbitre, avec un conditionnel, comme « je voudrais », ou l’expression d’un doute, « je ne sais », , ou encore l’emploi fréquent de l’adverbe « peut-être » ou du verbe « il me semble ». Il prend soin aussi d’utiliser le pronom « nous », pour souligner sa ressemblance à son lecteur : « Nous sommes ainsi faits que les devoirs de l’amitié occupent une bonne part de notre vie. » Il l’associe ainsi à son argumentation, par exemple en lui imposant sa démarche par « supposons », ou en lui faisant partager une conclusion, « Disons donc ». C’est là une des formes prises par ce que les rhétoriqueurs romains appelaient la « captatio benevolentiae« , accentuée encore par les nombreuses questions qui l’interpellent : « Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? » C’est pour cette même raison qu’il l’apostrophe, par exemple pour l’amener à conclure à partir des hypothèses qu’il a posées sur les combats entre des troupes qui défendent leur liberté et leurs adversaires : «  Auxquelles promettrez-vous la victoire ?  Les choix d’énonciation exigent donc des lecteurs la plus grande vigilance.

La tonalité

Le thème retenu par un auteur humaniste, la « servitude », laisse supposer qu’il entreprend de dénoncer cet état, donc que le discours sera un réquisitoire, ce qui invite à adopter la tonalité polémique, du grec « polemos« , la guerre. Tout sera donc mis en œuvre pour susciter les émotions du lecteur, qui doit partager celles de l’auteur, tantôt la colère, voire une violente indignation contre le tyran ou ceux qui le soutiennent, tantôt l’ironie, ou, inversement, l’admiration pour ceux qui s’opposent à cette « servitude ».

Pour ce faire, l’écrivain dispose de plusieurs procédés oratoires :

  • Les modalités expressives : tout en renforçant les assertions, affirmatives ou négatives par des adverbes comme « vraiment », « certes, « assurément »… ou la récurrence du présentatif « voilà », les interrogations rhétoriques qui les introduisent ou les injonctions pour conclure, enfin les exclamations destinées à attirer l’attention : « ils sont vraiment extraordinaires les récits de la vaillance que la liberté met au cœur de ceux qui la défendent ! »
  • Le lexique évaluatif joue un rôle essentiel, mélioratif pour les éloges, mais le plus souvent péjoratif pour le blâme, et souvent hyperbolique, par exemple en qualifiant de « vice monstrueux » le défaut de ceux qui se soumettent au tyran, ou en qualifiant Néron de « sale peste du monde ».
  • Le rythme des phrases vise à frapper l’esprit du lecteur, tantôt par la brièveté de phrases nominales, « Quelle peine, quel martyre, grand Dieu ! » parfois sous forme de brèves formules posant une vérité générale : « L’amitié est un nom sacré, une chose sainte. » Mais le plus souvent l’indignation amène La Boétie à accentuer le rythme, notamment à l’aide de gradations, « Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! », ou en construisant de longues périodes, en allongeant la protase, par exemple par des hypothèses multipliées, comme l’apodose, elle-même insistant sur la conclusion, développée sur des rythmes binaires ou ternaires. Il privilégie aussi les parallélismes, ou, inversement, les antithèses.
  •  Enfin, La Boétie met au service de son argumentation des figures de style, en privilégiant celles qui amplifient une image, telle l’hyperbole ou l’anaphore, celles par opposition pour exprimer son rejet, telle l’antithèse ou le chiasme, enfin les figures par analogie, comparaison ou métaphore, qui permettent de concrétiser l’argumentation.

Conclusion

L’écriture du Discours sur la servitude volontaire présente une ambiguïté :

  • D’un côté, il y a une évidente volonté de renforcer la rigueur d’une argumentation, dont la logique est mise en valeur par sa structure notamment. C’est bien à la raison des lecteurs que La Boétie s’adresse, pour démasquer les faux-semblants, les illusions, voire les superstitions et les faire adhérer à sa thèse.
  • Mais de l’autre, il nous rappelle la caractéristique par laquelle Montaigne définit son style : « j’aime l’allure poétique à sauts et à gambades ». C’est ce qui ressort tout particulièrement de ses digressions et, surtout, de l’évidence plaisir qu’il prend à multiplier des exemples qu’il relate souvent de façon vivante.
  • Il transpose également à l’écrit l’art oratoire en suivant l’exemple donné par les orateurs antiques. Comme un Cicéron, s’adressant au sénat pour lancer un violent réquisitoire contre Catilina, il met en œuvre tous les procédés propres à toucher le cœur de ses lecteurs. Si l’auditeur devait être attentif pour ne pas se laisser rendre au piège de tous les procédés utilisés par l’orateur pour l’entraîner dans son camp, le lecteur, lui, peut plus facilement prendre une distance, mieux maîtriser ses émotions, par exemple en relisant un passage pour exercer son esprit critique.