LES CARNETS DE DOUAI D’ARTHUR RIMBAUD

Document pédagogique enrichi pour élèves de Première

Objet d’étude : La poésie du XIXe au XXIe siècle

Parcours associé : Émancipations créatrices


INTRODUCTION GÉNÉRALE

Les Carnets de Douai constituent un ensemble de vingt-deux poèmes qui marquent un moment décisif dans l’histoire de la poésie française. Écrits en 1870 par un adolescent de seize ans, Arthur Rimbaud, ces textes portent en germe toute la modernité poétique qui s’épanouira au tournant du XXe siècle. Si l’appellation même de « Carnets » ou « Cahiers » de Douai fait débat parmi les critiques littéraires, c’est que cet ensemble n’a jamais été conçu par Rimbaud comme un recueil structuré et destiné à la publication. Il s’agit plutôt de deux liasses manuscrites que le jeune poète confia à Paul Demeny lors de ses fugues dans le nord de la France, en pleine guerre franco-prussienne.

L’étude de cette œuvre de jeunesse permet de saisir comment s’élabore, dans le contexte historique et culturel des années 1870, une voix poétique singulière qui refuse les conventions, transgresse les codes établis et invente les formes d’une émancipation à la fois personnelle, politique et esthétique. Ces poèmes constituent un véritable laboratoire d’expérimentation où se mêlent influences parnassiennes, héritage romantique et audaces préfigurant les révolutions symbolistes. Plus qu’un simple recueil de vers d’apprentissage, les Carnets de Douai témoignent de la conscience aiguë qu’a Rimbaud, dès l’adolescence, de la nécessité de refonder entièrement la poésie.

Le parcours « Émancipations créatrices » trouve dans cette œuvre une incarnation exemplaire. En effet, chacun de ces vingt-deux poèmes participe d’un mouvement de libération multiforme : émancipation du poète vis-à-vis de sa condition familiale et sociale, émancipation de la parole poétique face aux modèles hérités, émancipation des sens et de la conscience dans la quête d’une vision nouvelle du monde. Cette triple dimension fait des Carnets de Douai un objet d’étude privilégié pour comprendre comment l’acte créateur peut se faire instrument d’affranchissement.


I. VIE DE L’AUTEUR : ARTHUR RIMBAUD (1854-1891)

1. L’enfance ardennaise et la formation d’un génie précoce

Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud naît le 20 octobre 1854 à Charleville, petite ville des Ardennes située à la frontière belge. Cette origine provinciale marquera profondément son imaginaire et son rapport au monde. Deuxième enfant d’une fratrie qui en comptera cinq, Arthur grandit dans une famille marquée par l’absence paternelle. Son père, Frédéric Rimbaud, capitaine d’infanterie décoré de la Légion d’honneur pour sa participation à la campagne d’Algérie, mène une vie de garnison qui le tient éloigné du foyer familial. Après la naissance du cinquième enfant en 1860, le couple se sépare définitivement et le capitaine Rimbaud ne reviendra plus à Charleville.

La mère, Vitalie Cuif, issue d’une famille de paysans propriétaires relativement aisée, se retrouve seule pour élever ses enfants. Femme austère, profondément catholique et d’une rigidité morale inflexible, elle impose à ses enfants une discipline de fer et une éducation rigoriste. Les biographes la décrivent comme une figure revêche et autoritaire, obsédée par les convenances sociales et la respectabilité bourgeoise. Cette éducation étouffante, cet environnement familial oppressant constituent le terreau dans lequel germera la révolte rimbaldienne. Le jeune Arthur apprendra très tôt à dissimuler ses aspirations profondes derrière un masque de conformisme, tout en nourrissant intérieurement une rage sourde contre l’ordre établi.

Paradoxalement, cette rigueur maternelle favorise l’excellence scolaire. Élève brillant, Arthur Rimbaud se distingue dès son entrée à l’institution Rossat en 1861, établissement fréquenté par la bourgeoisie locale. En 1865, il intègre le collège municipal de Charleville où il confirme des aptitudes exceptionnelles, collectionnant les prix d’excellence en littérature, version et thème latins, histoire et géographie. Ses compositions en vers latins, publiées dans le Bulletin de l’académie de Douai, témoignent déjà d’un talent sûr et d’une virtuosité technique remarquable. En 1869, il remporte le premier prix du Concours académique en narration latine, version grecque, histoire et géographie, consacrant ainsi sa réputation de premier de la classe.

Cette réussite scolaire cache cependant une profonde inadéquation entre le jeune Rimbaud et le système éducatif de son temps. L’adolescent dévore les ouvrages qui lui tombent sous la main, découvrant Hugo, Baudelaire, les romantiques et les parnassiens. Il écrit en secret, compose des vers qui échappent au carcan des exercices scolaires. L’année 1870 marque une rupture décisive avec l’arrivée d’un nouveau professeur de rhétorique au collège de Charleville.

2. La rencontre avec Georges Izambard et l’éveil poétique

Georges Izambard, jeune professeur de vingt-deux ans nommé au collège de Charleville en 1870, joue un rôle capital dans la formation intellectuelle et poétique de Rimbaud. Esprit libéral et ouvert, amateur de littérature contemporaine, Izambard reconnaît immédiatement le génie précoce de son élève. Il lui ouvre sa bibliothèque personnelle, lui fait découvrir les auteurs proscrits par le programme officiel, encourage ses tentations poétiques. Entre le maître et l’élève se noue une relation qui dépasse largement le cadre pédagogique traditionnel, mélange d’admiration, de complicité intellectuelle et bientôt de tension conflictuelle.

C’est à Izambard que Rimbaud envoie ses premiers poèmes, sollicitant ses conseils et sa lecture critique. C’est encore lui qui, en janvier 1870, facilite la publication du premier poème de Rimbaud, « Les Étrennes des orphelins », dans la revue La Revue pour tous. Cette reconnaissance précoce nourrit l’ambition littéraire du jeune poète qui multiplie alors les tentatives pour se faire connaître. En mai 1870, il adresse trois poèmes à Théodore de Banville, figure majeure du Parnasse, accompagnés d’une lettre où transparaît déjà une conscience aiguë de sa valeur : « Je suis inconnu : qu’importe ! les poètes sont frères. »

Cependant, la relation entre Izambard et Rimbaud se complexifie rapidement. Le professeur, bien qu’admiratif du talent de son élève, reste attaché à une conception traditionnelle de la poésie et des valeurs bourgeoises. Cette divergence fondamentale éclatera au grand jour dans les lettres de mai 1871, dites « lettres du voyant », où Rimbaud raillera la « poésie subjective » et le conformisme de son ancien maître. Pour l’heure, en 1870, Izambard demeure le passeur indispensable, celui qui permet au jeune Rimbaud d’accéder à la culture littéraire contemporaine et de mesurer ses propres ambitions.

3. Les fugues de 1870 : rupture avec l’ordre familial et social

L’année 1870 constitue une année charnière, marquée par une triple crise : personnelle, avec la révolte contre l’autorité maternelle ; historique, avec le déclenchement de la guerre franco-prussienne ; et poétique, avec l’explosion d’une créativité qui donnera naissance aux Carnets de Douai. Le 29 août 1870, profitant du désordre engendré par la guerre, Rimbaud effectue sa première fugue. Sans argent, il prend le train pour Paris, espérant peut-être rencontrer les poètes parnassiens auxquels il a écrit. N’ayant pu payer son billet, il est arrêté pour vagabondage et emprisonné à la prison de Mazas, établissement pénitentiaire connu pour accueillir les prisonniers politiques.

Cette première expérience de l’enfermement, du contact avec la misère et la répression, marque profondément le jeune homme. Izambard, alerté, intervient pour le faire libérer et lui offre l’hospitalité chez ses tantes, les demoiselles Gindre, à Douai. Rimbaud séjourne ainsi une quinzaine de jours dans cette ville du Nord, période durant laquelle il rencontre Paul Demeny, poète et éditeur douaisien. C’est lors de ce premier séjour, le 26 septembre 1870, qu’il dépose chez Demeny une première liasse de quinze poèmes soigneusement recopiés. Cette démarche témoigne d’une volonté de se faire connaître, de constituer un corpus poétique susceptible d’être publié.

Ramené à Charleville, Rimbaud ne s’y attarde guère. Moins de deux semaines après son retour, le 7 octobre, il s’enfuit à nouveau, à pied cette fois, en passant par la Belgique. Durant cette marche de plusieurs jours à travers les campagnes ravagées par la guerre, il compose sept sonnets qui témoignent de cette expérience de l’errance et de la liberté. Arrivé à Douai après une semaine de pérégrinations, il recopie ces nouveaux poèmes et confie à Demeny l’ensemble de sa production poétique avant d’être « raccompagné » à Charleville, sans doute par les gendarmes. Un message hâtivement griffonné au dos du poème « Soleil et Chair » témoigne de la précipitation de ce départ : « Je viens pour vous dire adieu, je ne vous trouve pas chez vous… »

Ces deux fugues constituent bien plus qu’une simple rébellion adolescente. Elles marquent une rupture existentielle avec l’ordre familial, social et provincial. En fuyant Charleville, « Charlestown » comme il la surnommera avec dérision, Rimbaud cherche à échapper à l’étouffement d’une vie tracée d’avance, aux conventions bourgeoises incarnées par sa mère, à la médiocrité d’une existence provinciale. L’expérience de la marche, du vagabondage, de la faim, du dénuement matériel nourrit directement son inspiration poétique. Des poèmes comme « Au Cabaret-Vert » ou « Ma Bohème » portent la trace de cette découverte jubilatoire d’une liberté concrète, sensible, arrachée de haute lutte.

4. La demande de destruction et le reniement de l’œuvre

L’histoire des Carnets de Douai connaît un rebondissement spectaculaire en juin 1871, quelques mois seulement après leur confection. Rimbaud écrit alors à Demeny une lettre laconique mais péremptoire : « Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai. » Cette demande de destruction totale surprend d’autant plus qu’elle intervient peu après les fameuses « lettres du voyant » (13 et 15 mai 1871), dans lesquelles Rimbaud exposait à Izambard et Demeny sa nouvelle conception révolutionnaire de la poésie.

Cette volonté de reniement s’explique par l’évolution fulgurante de la pensée poétique de Rimbaud entre l’automne 1870 et le printemps 1871. Dans la lettre du 15 mai à Demeny, connue sous le nom de « lettre du voyant », Rimbaud développe une théorie radicalement nouvelle : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire VOYANT. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Cette conception exigeante, qui fait du poète un explorateur de l’inconnu, un « voleur de feu » chargé de révéler des dimensions inédites de l’expérience humaine, rend caduques à ses yeux les poèmes des Carnets de Douai, jugés trop conventionnels, trop marqués par l’influence parnassienne.

Le contexte politique joue également un rôle dans cette rupture. Entre l’écriture des Carnets et la demande de destruction, la Commune de Paris a bouleversé le paysage politique et intellectuel français. Bien que sa présence effective à Paris pendant les événements de mars à mai 1871 reste sujette à débat parmi les historiens, Rimbaud manifeste clairement sa sympathie pour les Communards dans plusieurs poèmes contemporains de la « lettre du voyant » : « Chant de guerre parisien », « Les Mains de Jeanne-Marie », « L’Orgie parisienne ». Cette politisation radicale de sa pensée rend peut-être insupportable à Rimbaud les poèmes de 1870, jugés insuffisamment engagés ou révolutionnaires.

Heureusement pour la postérité, Demeny ne respecte pas cette « volonté comme celle d’un mort ». Il conserve les manuscrits et finit par les vendre. Léon Genonceaux les publiera en 1891, l’année même de la mort de Rimbaud, dans un volume intitulé Reliquaire, poésies. Cette publication posthume permet de découvrir des textes fondateurs, dont certains, comme « Le Dormeur du val », « Roman », « Rages de Césars », « Le Mal » ou « Le Châtiment de Tartufe », ne sont connus que par ce recueil. Aujourd’hui, la critique littéraire s’accorde à reconnaître dans les Carnets de Douai non pas une œuvre de jeunesse à reléguer dans les oubliettes de l’histoire, mais un moment essentiel dans la genèse de la modernité poétique.

5. La période parisienne et la relation avec Verlaine

En septembre 1871, Rimbaud reçoit une invitation décisive de Paul Verlaine qui, impressionné par les poèmes que le jeune homme lui a fait parvenir, l’invite à Paris. Rimbaud arrive dans la capitale avec « Le Bateau ivre » sous le bras, poème-manifeste qui révèle l’ampleur de son génie et l’audace de ses innovations formelles. Il est d’abord hébergé chez les beaux-parents de Verlaine, puis fréquente les cercles littéraires parisiens, notamment le « Cercle zutique » et les dîners des « Vilains Bonshommes ». Sa présence fait sensation : l’adolescent provincial fascine autant qu’il choque, provoque autant qu’il éblouit.

La relation entre Verlaine et Rimbaud, bientôt teintée d’une dimension passionnelle et tumultueuse, marque profondément les deux poètes. Verlaine, marié et père de famille, abandonne femme et enfant pour suivre Rimbaud dans une vie d’errance et de bohème. Entre juillet 1872 et juillet 1873, les deux hommes mènent une existence nomade entre Paris, la Belgique et Londres, ponctuée de crises violentes, de séparations et de retrouvailles. Cette période d’intense création poétique voit Rimbaud composer les poèmes qui constitueront les Illuminations et Une saison en enfer.

Le 10 juillet 1873, au terme d’une dispute à Bruxelles, Verlaine tire sur Rimbaud avec un revolver et le blesse au poignet. Cet incident tragique met fin à leur relation et vaut à Verlaine deux ans de prison. Rimbaud rentre alors dans la propriété familiale de Roche, dans les Ardennes, où il achève la rédaction d’Une saison en enfer, œuvre autobiographique et visionnaire qu’il fait publier à compte d’auteur en 1873. Ce sera sa seule publication de son vivant. À vingt ans à peine, Rimbaud a déjà produit l’essentiel d’une œuvre poétique qui bouleversera la littérature mondiale.

6. L’abandon de la poésie et les années d’errance

L’une des énigmes les plus fascinantes de l’histoire littéraire réside dans la décision de Rimbaud, à l’âge de dix-neuf ou vingt ans, de renoncer totalement à l’écriture poétique. Après la publication d’Une saison en enfer et la rédaction des Illuminations (dont la datation exacte reste débattue), Rimbaud cesse brutalement d’écrire. Cette rupture radicale avec la littérature reste difficile à interpréter. Certains y voient l’aveu d’un échec : Rimbaud, qui avait voulu « changer la vie » par la poésie, aurait pris acte de l’impossibilité de cette ambition prométhéenne. D’autres considèrent que cette décision témoigne au contraire d’une cohérence absolue : ayant poussé l’expérience poétique jusqu’à ses limites ultimes, il ne restait plus à Rimbaud qu’à explorer d’autres modes d’existence.

Commence alors une vie d’aventures qui le mène successivement en Hollande, en Allemagne, en Italie, en Suisse. En 1876, il s’engage dans l’armée coloniale hollandaise et part pour Java, mais déserte dès son arrivée et regagne la France. En 1878, il trouve un emploi de chef de chantier à Chypre. En 1880, il s’embarque pour l’Égypte et arrive à Aden, port stratégique de la mer Rouge. Il y est engagé par la compagnie Viannay, Mazeran, Bardey et Cie., spécialisée dans le commerce des peaux et du café. Il est ensuite affecté à la succursale de Harar, en Éthiopie, où il devient gérant d’un comptoir commercial.

Durant ces années africaines, Rimbaud se livre au négoce de l’ivoire, du café, et même, entre 1886 et 1888, au trafic d’armes destinées au roi du Choa, Ménélik. Cette activité commerciale, qu’il mène avec un sens aigu des affaires, vise un objectif unique : faire fortune pour échapper définitivement à la condition salariale et à la dépendance économique. Sa correspondance de cette période, adressée principalement à sa famille, ne contient aucune allusion à son passé poétique. Rimbaud semble avoir totalement tourné la page de la littérature, au point que lorsque Verlaine fait publier les Illuminations en 1886, l’événement paraît ne susciter chez lui aucun intérêt.

7. La maladie, le retour et la mort

En février 1891, Rimbaud ressent de violentes douleurs au genou droit. Une tumeur cancéreuse s’est développée, aggravée par une ancienne syphilis selon certaines hypothèses médicales. Comprenant la gravité de son état, il quitte Harar en avril et entreprend un voyage de retour exténuant. Transporté en civière jusqu’à la côte, il s’embarque pour Marseille où il arrive en mai 1891, dans un état de souffrance extrême. Les médecins de l’hôpital de la Conception diagnostiquent une synovite tuberculeuse du genou et décident d’amputer la jambe droite. L’opération a lieu le 27 mai 1891.

Rimbaud supporte l’amputation avec un stoïcisme remarquable, espérant encore pouvoir retourner en Afrique. Il rentre quelques semaines à Roche auprès de sa famille, mais son état se dégrade rapidement. La tumeur s’est généralisée et les souffrances deviennent intolérables. En août, il regagne Marseille en espérant s’embarquer pour l’Afrique, illusion pathétique d’un homme qui refuse d’accepter sa fin prochaine. Hospitalisé à nouveau, il dicte à sa sœur Isabelle, venue à son chevet, des messages confus où se mêlent délire et lucidité. Le 10 novembre 1891, à dix heures du matin selon l’état civil, Arthur Rimbaud meurt à l’âge de trente-sept ans.

Son corps est ramené à Charleville où les obsèques se déroulent le 14 novembre dans l’intimité la plus restreinte. Il est inhumé dans le caveau familial auprès de son grand-père et de sa sœur Vitalie. Seul un article du journal L’Écho de Paris mentionne son décès dans sa rubrique nécrologique du 6 décembre 1891. À ce moment, Rimbaud reste largement méconnu du grand public. Ce n’est que dans les décennies suivantes, grâce notamment aux efforts de Verlaine qui le célèbre dans Les Poètes maudits, puis aux éditions successives de ses œuvres, que s’imposera progressivement la figure mythique du poète adolescent, génie fulgurant qui aura bouleversé la poésie en quelques années avant de disparaître dans le silence et l’aventure.


II. CONTEXTE HISTORIQUE : LA FRANCE EN 1870

1. Le Second Empire finissant : un régime en mutation

Pour comprendre l’arrière-plan historique des Carnets de Douai, il faut se représenter la France du Second Empire dans ses dernières années d’existence. Proclamé le 2 décembre 1852 après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le Second Empire a connu deux phases distinctes qui reflètent les tensions internes du régime. La première décennie (1852-1860) correspond à un Empire autoritaire où Napoléon III exerce un pouvoir quasi-absolu. La presse est muselée, la censure sévit, les opposants républicains sont emprisonnés ou contraints à l’exil. Victor Hugo, réfugié dans les îles Anglo-Normandes, publie Les Châtiments (1853), recueil de poésies virulentes où il dénonce « Napoléon le Petit », formule méprisante qui restera célèbre.

L’empereur possède seul le pouvoir exécutif, est à l’initiative des lois et contrôle les élections législatives. Ce régime autoritaire s’appuie sur le suffrage universel masculin, rétabli après avoir été restreint en 1850, mais ce suffrage est largement manipulé par la pression administrative et la candidature officielle. L’attentat manqué de Felice Orsini contre l’empereur et l’impératrice Eugénie le 14 janvier 1858 sert de prétexte au durcissement du régime avec la loi de sûreté générale, rapidement baptisée « loi des suspects », qui permet de condamner sans procès tout individu ayant subi une condamnation politique entre 1848 et 1851.

À partir de 1860, face à la montée des oppositions et dans un souci de consolidation, le régime s’assouplit progressivement. Cet « Empire libéral » accorde davantage de libertés : le Corps législatif obtient l’initiative des lois et peut interpeller le gouvernement, la presse bénéficie d’une censure moins sévère, le droit de réunion est partiellement rétabli. En 1864, Napoléon III autorise le droit de grève et permet l’existence de certains syndicats, mesures qui témoignent d’une préoccupation sincère pour la condition ouvrière. Les élections de 1869 donnent 45% de voix à l’opposition, chiffre considérable qui oblige l’empereur à faire de nouvelles concessions.

Le 2 janvier 1870, Napoléon III appelle au gouvernement Émile Ollivier, chef du « tiers parti » qui rassemble les orléanistes et les républicains modérés. Ce gouvernement incarne l’aboutissement de l’évolution libérale du régime. Le 8 mai 1870, un plébiscite consulte les Français sur les réformes libérales : le « oui » l’emporte massivement avec 7 350 000 voix contre 1 500 000 « non ». L’Empire semble alors consolidé, rajeuni par ces transformations. Napoléon III se serait même exclamé : « J’ai mon chiffre ! », et Émile Ollivier aurait déclaré : « Nous lui ferons une vieillesse heureuse. » Cette apparente solidité du régime rend d’autant plus brutale la chute qui interviendra quelques mois plus tard.

2. Prospérité économique et transformations sociales

L’historien Maurice Agulhon note que « l’histoire économique et culturelle » du Second Empire se caractérise par « une période prospère et brillante ». Le régime coïncide en effet quasi exactement, entre deux dépressions économiques (celle de 1817-1847 et celle de 1873-1896), avec une phase d’expansion sans précédent. La France accomplit alors sa révolution industrielle avec un retard certes sur l’Angleterre, mais selon un rythme accéléré. Le pays se couvre d’usines, de hauts-fourneaux, de mines de charbon. La production de fer et d’acier connaît une croissance spectaculaire. De nouvelles industries apparaissent : chimie, mécanique, textile.

Le Second Empire se caractérise également par une véritable révolution des transports. Six grandes compagnies de chemin de fer sont créées, et la longueur des voies ferrées est multipliée par cinq, passant de 3 500 kilomètres en 1852 à près de 18 000 en 1870. Cette extension du réseau ferroviaire transforme profondément la vie économique et sociale : elle permet la constitution d’un véritable marché national, facilite les échanges commerciaux, favorise le tourisme naissant et modifie la perception même de l’espace et du temps. Des ports comme Le Havre, Bordeaux et Marseille sont agrandis, d’autres sont créés comme Saint-Nazaire. Le télégraphe relie les villes principales, permettant une communication instantanée révolutionnaire pour l’époque.

Paris subit une transformation radicale sous la direction du baron Georges Haussmann, préfet de la Seine de 1853 à 1870. La ville absorbe onze communes en totalité ou en partie, et sa superficie passe de 3 300 à 7 100 hectares tandis que sa population atteint 2 000 000 d’habitants en 1870. Plus de 300 kilomètres de voies nouvelles et éclairées sont percées, accompagnées de plantations (600 000 arbres), de trottoirs (plus de 600 kilomètres), de mobilier urbain et de 600 kilomètres d’égouts. Paris devient une ville moderne, hygiénique, traversée de larges avenues qui répondent autant à des préoccupations esthétiques et sanitaires qu’à des objectifs de contrôle policier, les larges boulevards empêchant l’érection de barricades.

Les Expositions universelles de 1855 et surtout de 1867 témoignent de la prospérité de l’Empire et de sa volonté de rayonnement international. L’exposition de 1867, qui s’étend sur le Champ-de-Mars, accueille d’avril à octobre le chiffre record de onze millions de visiteurs, dont une foule de têtes couronnées venues admirer les nouveaux aménagements de Paris. Ces manifestations affirment la rivalité commerciale entre les nations et révèlent l’émergence d’une société fascinée par l’abondance de biens permise par la révolution industrielle.

Cependant, cette prospérité cache des inégalités sociales criantes. La bourgeoisie s’enrichit et multiplie les signes extérieurs de richesse, se faisant construire des hôtels particuliers, fréquentant les stations balnéaires nouvellement créées (Deauville, Cabourg, Biarritz), paradant sur les boulevards. Le monde ouvrier, en pleine expansion numérique avec l’industrialisation, vit dans des conditions souvent misérables. Les quartiers populaires de Paris, comme Belleville ou La Villette, sont surpeuplés, insalubres, marqués par la pauvreté et la précarité. Cette fracture sociale alimente un ressentiment qui explosera lors de la Commune de Paris en 1871.

3. La guerre franco-prussienne : origine et déroulement du conflit

La guerre qui oppose du 19 juillet 1870 au 29 janvier 1871 la France à une coalition d’États allemands dirigée par la Prusse constitue une catastrophe nationale dont les conséquences marqueront durablement l’histoire européenne. Les origines du conflit sont complexes et s’inscrivent dans le contexte plus large de la question allemande. Depuis la victoire prussienne sur l’Autriche à Sadowa en 1866, la Prusse, dirigée par le chancelier Otto von Bismarck, s’impose comme la puissance dominante en Allemagne et aspire à réaliser l’unité allemande sous son égide. Pour Bismarck, une guerre victorieuse contre la France permettrait de rallier définitivement les États du sud de l’Allemagne (Bavière, Wurtemberg, Bade) qui hésitent encore à rejoindre la Confédération de l’Allemagne du Nord.

Le prétexte du conflit surgit avec l’affaire de la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne. En novembre 1869, le trône espagnol est vacant et le gouvernement provisoire l’offre à un prince prussien, Léopold de Hohenzollern. Cette perspective d’un prince allemand régnant en Espagne inquiète la France qui se sentirait encerclée. Le duc de Gramont, ministre français des Affaires étrangères, lance un ultimatum le 6 juillet 1870 et évoque pour la première fois une issue belliqueuse si la Prusse ne renonce pas. Le 12 juillet, le prétendant renonce effectivement à sa candidature, ce qui pourrait clore l’incident.

Mais le gouvernement français, poussé par l’impératrice Eugénie et le clan belliciste, commet une faute diplomatique en exigeant du roi Guillaume Ier de Prusse des garanties écrites qu’une telle candidature ne sera jamais renouvelée. Le 13 juillet, lors d’un entretien à la station thermale d’Ems entre le roi et l’ambassadeur français Benedetti, Guillaume Ier refuse poliment de prendre un tel engagement. Le compte rendu télégraphique de cet entretien est transmis à Bismarck resté à Berlin. Le chancelier prussien, qui souhaite la guerre, manipule alors le texte de cette « dépêche d’Ems » avant de la diffuser à la presse, la transformant en un affront délibéré fait à la France. L’opinion française s’enflamme, se sentant insultée dans son honneur national. Le 19 juillet 1870, à 13 heures, la déclaration de guerre française est remise au ministre des Affaires étrangères prussien.

Le rapport de forces est déséquilibré dès l’origine. L’armée française compte à peine 250 000 hommes soldats d’active (auxquels s’ajoutent 175 000 en arrière), face à plus de 800 000 Prussiens auxquels s’adjoignent 200 000 Bavarois, Wurtembergeois et Badois. La mobilisation française se fait dans le désordre, retardant l’offensive prévue en Alsace. Le commandement suprême est assumé par Napoléon III lui-même, vieilli, malade (il souffre de calculs rénaux), et qui n’a jamais montré un grand talent militaire. Les généraux français sont eux aussi vieillis, médiocres, jaloux les uns des autres, avec une expérience acquise surtout dans les guerres coloniales qui ne les prépare pas au conflit moderne qui va se déclencher.

Sur le plan de l’armement, si les soldats français disposent d’un fusil supérieur, le Chassepot modèle 1866 offrant une portée de 600 mètres, l’artillerie est nettement inférieure à celle des Prussiens. Les canons français, en bronze, se chargent toujours par la « gueule », tandis que le canon prussien Krupp, en acier, est muni d’une culasse de chargement qui assure une cadence de tir bien plus rapide. De plus, les Prussiens bénéficient d’un état-major dirigé par le général Moltke, déjà vainqueur à Sadowa, qui a parfaitement préparé la guerre et dispose de cartes précises, alors que l’état-major français ne possède même pas de cartes complètes du territoire et doit se contenter de croquis tracés à la hâte.

Les premiers affrontements tournent immédiatement au désavantage des Français. Le 4 août 1870, les troupes françaises subissent la défaite de Wissembourg. Le 6 août, deux défaites simultanées s’abattent sur l’armée impériale : à Forbach-Spicheren en Lorraine et à Froeschwiller-Woerth en Alsace, où la célèbre charge de cavalerie de Reichshoffen voit les cuirassiers français écrasés par le feu de l’artillerie prussienne, marquant la fin du rôle de la cavalerie dans la guerre moderne. Ces défaites détruisent le prestige militaire de la France et achèvent de convaincre l’Autriche et l’Italie, que Napoléon III espérait rallier, de rester neutres.

L’armée du maréchal Bazaine se laisse enfermer dans Metz où elle capitulera le 27 octobre avec 173 000 hommes. L’empereur, rejoignant l’armée de Mac-Mahon au camp retranché de Châlons-sur-Marne, tente de secourir Bazaine mais se trouve rapidement encerclé à Sedan. Le 1er septembre 1870, après une bataille désespérée où 120 000 soldats français affrontent 200 000 Prussiens, Napoléon III capitule. Le 2 septembre au matin, 83 000 hommes sont faits prisonniers et enfermés dans des conditions effroyables dans le camp de la presqu’île d’Iges. L’empereur lui-même est interné en Allemagne. La nouvelle de la capitulation provoque l’effondrement du Second Empire.

4. La proclamation de la République et la résistance républicaine

Le 4 septembre 1870, à l’annonce de la débâcle de Sedan, les républicains parisiens proclament la République depuis l’Hôtel de Ville. Un Gouvernement de la Défense nationale se constitue, présidé par le général Trochu et comprenant notamment Léon Gambetta et Jules Favre. Ce gouvernement décide de poursuivre la guerre pour empêcher les Allemands d’annexer l’Alsace et une partie de la Lorraine. Gambetta, ministre de l’Intérieur, quitte Paris assiégé en ballon le 7 octobre et organise depuis Tours puis Bordeaux une « Armée de la Loire ». Il réussit le tour de force de lever et d’équiper plus de 600 000 volontaires.

Cependant, ces efforts sont annihilés par le manque d’officiers compétents, par la capitulation de Bazaine à Metz qui libère les troupes prussiennes pour d’autres fronts, et surtout par l’indifférence des masses rurales qui ne montrent aucun intérêt pour cette guerre. Le siège de Paris, qui dure du 20 septembre 1870 au 28 janvier 1871, représente un épisode dramatique où près de deux millions de Parisiens se retrouvent pris au piège, timidement défendus par quelques dizaines de milliers de soldats et les bataillons de la Garde nationale. Durant l’hiver 1870-1871, la famine s’installe, on abat les chevaux puis les animaux du Jardin des Plantes pour se nourrir, le froid tue les plus faibles.

Le 20 janvier 1871, les Parisiens tentent une « sortie torrentielle » désespérée à Buzenval qui se solde par un échec. Le 28 janvier, l’armistice est signé. Le 18 janvier précédent, dans un geste d’une humiliation calculée, Guillaume Ier, roi de Prusse, s’est fait proclamer empereur d’Allemagne dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Le IIe Reich allemand est né sur les décombres de l’Empire français. Quelques villes résistent encore héroïquement : Belfort, défendue par le colonel Denfert-Rochereau pendant 104 jours, ne se rendra qu’après la capitulation française et sur ordre du gouvernement, le 18 février 1871. De même, la place de Bitche, en Moselle, ne capitule que le 27 mars, drapeaux déployés, avec les honneurs militaires de l’ennemi.

Le 10 mai 1871, le traité de Francfort met officiellement fin à la guerre. Les conditions imposées par Bismarck sont sévères : la France doit abandonner l’Alsace et une partie de la Lorraine, soit près de 1 700 communes et une population d’1 600 000 personnes. Elle doit également payer une indemnité de guerre colossale de 5 milliards de francs-or. Le territoire français restera occupé par les troupes allemandes tant que cette indemnité ne sera pas intégralement versée. Cette annexion et cette humiliation nationale nourrissent un esprit de revanche qui empoisonnera les relations franco-allemandes jusqu’à la Première Guerre mondiale.

5. Le bilan humain et les conséquences de la guerre

Le bilan humain de cette guerre, bien que brève (six mois), est particulièrement lourd : 51 000 morts côté allemand et 139 000 côté français. Aux pertes des combats s’ajoutent les ravages de la variole qui frappe les deux armées de manière très inégale. Les Prussiens, qui connaissent l’efficacité du rappel antivariolique, ne comptent que 450 morts sur 8 500 soldats contaminés (5%), alors que les Français, qui ne reconnaissent pas la nécessité du rappel du vaccin, déplorent 23 500 décès sur 125 000 contaminations (19%). Cette différence témoigne aussi d’un retard français en matière de santé publique et d’organisation sanitaire.

La guerre aggrave considérablement la situation démographique de la France qui a déjà entamé sa transition démographique et voit sa natalité décliner. La perte de l’Alsace-Lorraine prive le pays d’une population jeune et de régions industrielles dynamiques. Pour compenser ces pertes, la France devra avoir recours à l’immigration, notamment belge et italienne. Sur le plan politique, la défaite entraîne non seulement le changement du personnel politique avec la chute de l’Empire et l’installation durable de la République, mais aussi une vaste réflexion sur la faillite des élites dirigeantes. De nombreux intellectuels, dont Ernest Renan, Hippolyte Taine ou Émile Littré, s’interrogent sur les causes de la défaite et sur les moyens de redresser la nation.

L’instabilité provoquée par la guerre, la colère face à la capitulation et aux conditions de paix jugées honteuses, l’humiliation de voir Paris occupé par les troupes prussiennes, conduisent à l’insurrection de la Commune de Paris. Le 18 mars 1871 éclate un soulèvement populaire qui établit un pouvoir révolutionnaire dans la capitale. La Commune, qui durera du 18 mars au 28 mai 1871, constitue une expérience politique et sociale exceptionnelle, première tentative d’établissement d’un pouvoir ouvrier et démocratique. Cependant, elle sera noyée dans le sang lors de la « Semaine sanglante » (21-28 mai 1871) où les troupes versaillaises massacrent entre 20 000 et 30 000 Communards.

La guerre de 1870 marque ainsi un tournant décisif dans l’histoire de France et d’Europe. Elle consacre la puissance allemande qui va dominer le continent pendant près d’un demi-siècle. Elle ruine les ambitions françaises et installe un sentiment d’humiliation nationale qui cherchera sa revanche. Elle bouleverse la carte politique européenne et pose les jalons des tensions qui mèneront aux deux guerres mondiales du XXe siècle. Pour comprendre les Carnets de Douai, il faut mesurer l’impact de cette guerre sur un adolescent de seize ans, témoin des désastres militaires, de l’effondrement d’un régime, du chaos social et politique, et qui transpose dans ses vers cette violence historique.


III. CONTEXTE CULTUREL ET LITTÉRAIRE : LE PAYSAGE POÉTIQUE EN 1870

1. L’héritage romantique et la figure tutélaire de Victor Hugo

Pour saisir la singularité de la démarche poétique de Rimbaud dans les Carnets de Douai, il faut d’abord comprendre le paysage littéraire dans lequel il s’inscrit. En 1870, le romantisme, mouvement dominant depuis le début du siècle, conserve une influence considérable bien qu’il ait connu ses heures de gloire dans les années 1820-1840. Les grandes figures romantiques ont marqué profondément la sensibilité et les formes poétiques : Alphonse de Lamartine avec ses Méditations poétiques (1820) qui inaugurent le lyrisme moderne ; Alfred de Vigny qui, dans Les Destinées, explore les questions métaphysiques et le rapport du poète à la divinité ; Alfred de Musset, poète de la passion et du désenchantement amoureux.

Mais c’est Victor Hugo qui domine le panorama littéraire de son immense stature. Exilé depuis le coup d’État de 1851, installé à Guernesey, Hugo poursuit depuis les îles Anglo-Normandes une œuvre protéiforme : poésie, théâtre, roman. Les Contemplations (1856), recueil qui mêle lyrisme personnel et méditation métaphysique, la Légende des siècles (1859, 1877, 1883), fresque épique de l’histoire de l’humanité, Les Châtiments (1853), pamphlet poétique contre Napoléon III, constituent des monuments de la littérature française. En 1862, la publication des Misérables rencontre un succès phénoménal et consacre Hugo comme la conscience morale de la nation. Son influence sur les poètes de la génération suivante, y compris ceux qui s’en démarquent, reste considérable.

Le romantisme se caractérise par plusieurs principes fondamentaux qui ont révolutionné la poésie : l’exaltation du moi et de la subjectivité, l’expression libre des sentiments, la célébration de la nature comme miroir de l’âme, le goût pour l’exotisme et le passé médiéval, la revendication d’une liberté totale dans les thèmes et les formes. Sur le plan formel, les romantiques ont brisé les règles classiques : Hugo notamment, dans la préface de Cromwell (1827), revendique le droit de mêler le grotesque au sublime, de transgresser les unités du théâtre classique. En poésie, il multiplie les audaces métriques : enjambements, rejets, contre-rejets, assouplissement de l’alexandrin par le déplacement de la césure.

Cependant, en 1870, le romantisme est perçu par la jeune génération comme appartenant au passé. Après 1850, note la critique, « le romantisme vient d’échouer avec Lamartine, que suivra Hugo, dans la conquête du pouvoir ». La dimension politique du romantisme, son engagement pour le progrès, la démocratie, la justice sociale, s’est révélée impuissante à transformer la société. De plus, les excès du lyrisme romantique, ses épanchements sentimentaux, son culte du moi, ses effusions pathétiques, provoquent une réaction de rejet chez les poètes de la génération suivante. La formule de Rimbaud dans la lettre du voyant est cinglante : « Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, – que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les Nuits ! ô Rolla ! ô Namouna ! ô la Coupe! tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ».

2. L’émergence du Parnasse : vers une poésie objective et formelle

En réaction contre les excès romantiques apparaît dans la seconde moitié du XIXe siècle le mouvement parnassien. Le nom « Parnasse » provient du recueil collectif Le Parnasse contemporain, publié en trois livraisons par l’éditeur Alphonse Lemerre : la première en 1866 (dix-huit brochures mensuelles de mars à juin rassemblant des poèmes d’une quarantaine de poètes vivants), la seconde en 1871, la troisième en 1876. Ce titre fait allusion au mont Parnasse, montagne de Grèce où, selon la mythologie, résidaient Apollon et les neuf Muses, incarnations des arts. Le choix de cette référence antique n’est pas anodin : il signale d’emblée la volonté de revenir à une conception classique, dépersonnalisée, de la poésie.

Le mouvement parnassien se structure autour de quelques figures majeures. Leconte de Lisle (1818-1894), né à La Réunion, constitue le véritable chef de file du mouvement. Ancien fouriériste déçu par l’échec de la révolution de 1848, il élabore une poésie impersonnelle, érudite, nourrie de reconstitutions archéologiques. Ses Poèmes antiques (1852) et Poèmes barbares (1862) explorent les civilisations disparues (Grèce archaïque, Inde védique, Scandinavie médiévale) dans un style sculpturale qui vise à la perfection formelle. Il reçoit chez lui, le samedi soir, les jeunes poètes qui deviendront les parnassiens : Léon Dierx, Villiers de l’Isle-Adam, Sully Prudhomme, Catulle Mendès, François Coppée, José-Maria de Heredia.

Théodore de Banville (1823-1891), autre figure centrale, incarne la virtuosité technique portée à son comble. Ses recueils (Les Stalactites, 1846 ; Les Princesses, 1874) et surtout son Petit Traité de poésie française (1872) font de lui le théoricien de l’école parnassienne. Il y célèbre la rime riche, les formes fixes (sonnet, ballade, rondeau), le travail patient du vers. José-Maria de Heredia (1842-1905), né à Cuba d’un père espagnol et d’une mère normande, publie en 1893 Les Trophées, recueil de sonnets ciselés comme des joyaux qui constituent l’aboutissement de l’esthétique parnassienne. Chaque sonnet, tableau minutieux et évocateur, reconstitue une scène historique ou mythologique avec une précision d’orfèvre.

Les principes esthétiques du Parnasse s’opposent point par point au romantisme. Là où les romantiques célébraient l’épanchement du moi, les parnassiens prônent l’impersonnalité. Le slogan « L’Art pour l’Art », emprunté à Théophile Gautier dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1835), devient leur mot d’ordre : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid. » La poésie n’a pas à être engagée politiquement ou socialement, elle ne doit véhiculer aucun message moral ou idéologique. Son seul but est la beauté pure, désintéressée, gratuite.

Cette conception va de pair avec un culte du travail poétique. Contre l’idée romantique d’inspiration spontanée, de génie naturel qui dicterait ses vers au poète, les parnassiens insistent sur le labeur acharné, la patience de l’artisan, le travail minutieux du vers. Leconte de Lisle écrit : « La poésie n’a d’autre but qu’elle-même. » Les parnassiens utilisent fréquemment la métaphore de la sculpture pour décrire leur art : le poète doit tailler, ciseler, polir le vers comme le sculpteur travaille le marbre. Cette métaphore suggère la résistance de la matière (le langage) que seul un travail opiniâtre permet de vaincre.

Sur le plan formel, les parnassiens privilégient les formes fixes, en particulier le sonnet dont ils restaurent la dignité et l’usage. Ils exigent une versification rigoureuse, des rimes riches (au moins deux phonèmes en commun), des vers isométriques (même longueur). Ils proscrivent les licences poétiques, les négligences, les facilités. La beauté du poème réside dans sa perfection technique, dans l’harmonie de sa construction, dans l’éclat de ses images. Les décasyllabes sont préférés aux alexandrins jugés trop amples, trop propices aux effusions romantiques.

Les thématiques parnassiennes reflètent cette volonté d’impersonnalité et d’érudition. Puisque la poésie ne doit plus être lyrique et personnelle, elle devient descriptive : descriptions de paysages exotiques, reconstitutions historiques, évocations archéologiques. Leconte de Lisle ressuscite la Grèce archaïque, l’Inde brahmanique, les sagas scandinaves. Heredia peint des tableaux éclatants de la conquête espagnole, des croisades, de la Renaissance italienne. Cette poésie savante suppose une culture étendue, une documentation précise, une érudition que le poète met au service de la beauté plastique.

3. Baudelaire, figure charnière entre romantisme et modernité

Entre le romantisme finissant et le Parnasse triomphant se dresse la figure singulière de Charles Baudelaire (1821-1867). Mort trois ans avant l’écriture des Carnets de Douai, Baudelaire exerce une influence posthume considérable sur la jeune génération poétique. Sa position dans l’histoire littéraire est unique : contemporain des romantiques, il participe au Parnasse (ses poèmes figurent dans le premier Parnasse contemporain de 1866), mais il inaugure surtout une modernité poétique qui dépasse ces deux écoles.

Les Fleurs du mal (1857), recueil condamné pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs » lors d’un procès retentissant, bouleverse la conception de la poésie. Baudelaire y explore des territoires jugés impropres à la poésie : le laid, le morbide, la prostitution, la dégradation morale, le spleen. Le titre même constitue un oxymoron provocateur : comment des fleurs peuvent-elles naître du mal? Cette « alchimie poétique » qui transforme la boue en or, qui « extrait la beauté du mal », ouvre des perspectives nouvelles. Baudelaire démontre qu’il n’existe pas de sujets poétiques nobles et de sujets vils, que tout peut devenir matière à poésie dès lors que le poète sait transmuter le réel par le langage.

Les « Tableaux parisiens », section ajoutée dans la seconde édition des Fleurs du mal (1861), inaugurent la poésie urbaine moderne. Baudelaire est le premier grand poète de la ville, de Paris en mutation sous Haussmann. Il célèbre les clochards, les prostituées, les mendiants, les « petites vieilles », toute la faune misérable de la capitale. Il capte l’atmosphère des rues, le grouillement des foules, la solitude de l’individu perdu dans la masse. Cette attention au trivial, au quotidien, au contemporain marque une rupture avec le lyrisme éthéré des romantiques et la poésie savante des parnassiens.

Sur le plan formel, Baudelaire reste attaché aux vers réguliers, aux formes fixes du sonnet. Mais il introduit des audaces : multiplication des enjambements, discordances calculées, rythmes heurtés qui traduisent les convulsions de la conscience moderne. Surtout, il invente le poème en prose avec Le Spleen de Paris (publié de manière posthume en 1869), forme nouvelle qui libère la poésie du carcan métrique tout en conservant sa densité, ses images, sa musicalité propre. Cette innovation formelle aura une postérité considérable, notamment chez Rimbaud avec les Illuminations.

La théorie des correspondances, exposée dans le poème « Correspondances », exerce également une influence durable. Baudelaire affirme l’existence d’analogies secrètes entre les sensations, entre le monde sensible et le monde spirituel. Cette conception synesthésique de l’univers (« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ») ouvre la voie au symbolisme. Le poète devient celui qui déchiffre ces correspondances mystérieuses, qui révèle les liens cachés entre les choses. Cette mission quasi-religieuse du poète préfigure la théorie rimbaldienne du « voyant ».

Dans la « lettre du voyant », Rimbaud reconnaît sa dette envers Baudelaire tout en marquant ses limites : « Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine. Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. » Cette phrase condense toute l’ambivalence de Rimbaud : admiration profonde pour celui qui a ouvert les portes de la modernité, mais volonté de le dépasser en allant plus loin dans l’exploration de l’inconnu et dans l’invention formelle.

4. Le contexte culturel du Second Empire : entre académisme et avant-gardes

Le panorama culturel du Second Empire se caractérise par une tension entre, d’une part, un art officiel, académique, soutenu par le pouvoir impérial et destiné à célébrer les fastes du régime, et d’autre part, des mouvements d’avant-garde qui remettent en question les conventions esthétiques. Dans le domaine des beaux-arts, le Salon officiel, grande manifestation artistique annuelle, consacre un art pompier, spectaculaire, qui privilégie les sujets historiques, mythologiques ou orientalistes traités dans un style lisse et convenu.

Cependant, en marge de cet académisme triomphant, se développent des recherches formelles novatrices. Le mouvement réaliste, incarné par Gustave Courbet, revendique le droit de peindre le réel sans l’embellir, de représenter les paysans, les ouvriers, les scènes de la vie quotidienne avec une franchise qui choque le public bourgeois. Son tableau Un enterrement à Ornans (1850) fait scandale en appliquant au genre « mineur » de la scène de province le format monumental réservé traditionnellement à la peinture d’histoire. Édouard Manet, avec Le Déjeuner sur l’herbe (1863) et Olympia (1865), provoque des scandales retentissants en transposant des scènes mythologiques dans le Paris contemporain et en adoptant une facture qui rompt avec l’académisme.

Dans le domaine littéraire, le réalisme s’affirme avec Gustave Flaubert dont Madame Bovary (1857) fait l’objet d’un procès pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs ». Le roman, qui raconte les amours adultères et la déchéance d’une femme de province, introduit dans la littérature une objectivité clinique, un refus du romanesque édifiant au profit d’une observation minutieuse du réel. Les frères Goncourt, avec Germinie Lacerteux (1865), revendiquent le droit du roman à aborder tous les sujets, y compris les plus sordides, et à adopter les méthodes de l’observation scientifique.

Ce réalisme trouve son prolongement et son durcissement avec le naturalisme d’Émile Zola. Influencé par les théories scientifiques de son temps, notamment le déterminisme de Taine et la médecine expérimentale de Claude Bernard, Zola conçoit le roman comme une expérience scientifique destinée à étudier l’influence de l’hérédité et du milieu sur les individus. Thérèse Raquin (1867) inaugure ce projet qui trouvera son plein développement dans le cycle des Rougon-Macquart (1871-1893), fresque de vingt romans qui dresse le tableau de la société française sous le Second Empire.

La vie intellectuelle et artistique parisienne se concentre dans quelques lieux emblématiques. Les cafés littéraires, comme le café de Flore ou le café Guerbois, deviennent des espaces de sociabilité où se rencontrent écrivains, poètes, artistes, critiques. C’est au café Guerbois que se réunissent autour de Manet les futurs impressionnistes. Les salons privés, comme celui de Mme de Loynes ou de la princesse Mathilde, nièce de Napoléon Ier, rassemblent l’élite intellectuelle et mondaine. Ces lieux de débat et d’échange jouent un rôle crucial dans la circulation des idées et la formation des mouvements esthétiques.

Le théâtre connaît également une période faste. Le boulevard du Crime regorge de salles où se jouent vaudevilles, mélodrames, comédies de mœurs. Le drame romantique survit tant bien que mal, tandis qu’émerge un théâtre réaliste avec Émile Augier et Alexandre Dumas fils qui abordent les questions sociales contemporaines (le mariage, l’argent, la condition de la femme). L’opéra et l’opérette triomphent : Offenbach règne sur les scènes parisiennes avec ses opérettes satiriques qui reflètent l’esprit de la « fête impériale ». Mais c’est aussi l’époque où Wagner commence à être joué en France, suscitant des débats passionnés et influençant profondément la génération symboliste.

Cette effervescence culturelle, cette coexistence de l’académisme et des avant-gardes, cette tension entre l’art officiel et l’art contestataire créent un climat propice à l’innovation. C’est dans ce contexte que se forme Rimbaud, lecteur omnivore qui dévore aussi bien les classiques que les modernes, qui fréquente les parnassiens tout en admirant Baudelaire, qui lit Hugo en exil et les naturalistes émergents. Cette culture multiple, parfois contradictoire, nourrit son écriture et lui permet de puiser dans différents registres pour forger sa propre voix.


IV. GENÈSE ET RÉCEPTION DES CARNETS DE DOUAI

1. Les circonstances de création : fugue, guerre et création poétique

L’écriture des vingt-deux poèmes qui constitueront les Carnets de Douai s’inscrit dans des circonstances historiques et biographiques exceptionnelles. Ces textes ont vraisemblablement été composés entre mars et octobre 1870, période de sept mois d’une intensité créatrice remarquable pour un adolescent de seize ans. Plusieurs facteurs convergent pour expliquer cette explosion poétique. D’abord, la rencontre avec Izambard et l’accès à une culture littéraire contemporaine libèrent l’énergie créatrice de Rimbaud. Ensuite, les fugues d’août, septembre et octobre 1870 constituent une expérience existentielle déterminante : la découverte de la liberté, l’arrachement au carcan familial, l’errance à travers les paysages ardennais et belges nourrissent directement l’inspiration.

Enfin, le contexte de la guerre franco-prussienne marque profondément ces poèmes. Rimbaud écrit alors que les armées françaises subissent défaite sur défaite, que le Second Empire s’effondre, que le chaos politique et social s’installe. Plusieurs poèmes des Carnets portent directement la trace de ces événements. « Le Mal » évoque les soldats mourant par milliers dans les champs, profanation de la nature sainte. « Le Dormeur du val » met en scène le cadavre d’un jeune soldat étendu dans un trou de verdure. « Rages de Césars » et « L’Éclatante Victoire de Sarrebrück » satirisent Napoléon III et la propagande impériale. « Les Effarés » dépeignent la misère des enfants affamés collés à la vitre d’un boulanger.

Cette actualisation de la poésie, cette prise en compte du contemporain et du politique, distingue déjà Rimbaud des parnassiens pour qui la poésie devait s’abstraire des contingences historiques. Le jeune poète de Charleville affirme au contraire que la poésie doit se confronter au réel, témoigner de son temps, exprimer les contradictions et les violences de l’histoire en train de se faire. Cette position annonce celle qu’il développera quelques mois plus tard dans la « lettre du voyant » où il déclarera que « la première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière », connaissance qui passe nécessairement par l’expérience du monde, de la souffrance, de l’histoire.

2. La transmission à Paul Demeny : constitution d’un recueil?

La question de savoir si les Carnets de Douai constituent un véritable recueil structuré ou simplement une collection de poèmes divise les critiques. Les faits sont les suivants : Rimbaud remet à Demeny deux liasses manuscrites lors de ses deux séjours à Douai. La première liasse, déposée le 26 septembre 1870, comprend quinze poèmes. La seconde, remise en octobre 1870, contient sept sonnets. Rimbaud n’a établi aucune table des matières, aucun titre d’ensemble, aucune préface. Les poèmes sont présentés sans ordre apparent, si ce n’est vraisemblablement chronologique.

Pour certains critiques comme Pierre Brunel, malgré cette absence de structuration explicite, cet ensemble constitue un véritable projet de recueil. Ils invoquent la cohérence thématique (alternance de poèmes amoureux, satiriques, politiques), la variété calculée des formes et des tonalités, la progression qu’on peut déceler de la sensibilité adolescente vers une conscience politique plus aiguë. La démarche même de Rimbaud – recopier soigneusement ses poèmes, les confier à un éditeur – témoignerait d’une volonté de constituer un corpus cohérent susceptible d’être publié.

D’autres critiques, comme David Ducoffre, considèrent au contraire que ce dossier de poèmes sans titre ne constitue pas un ensemble composé. Ils soulignent l’absence de tout appareil paratextuel (titre, préface, dédicace), l’ordre chronologique qui ne reflète aucune intention architecturale, le caractère hâtif de la seconde remise (Rimbaud doit fuir précipitamment). Pour ces critiques, Rimbaud a simplement confié à Demeny sa production récente dans l’espoir qu’elle soit publiée, sans concevoir un projet d’ensemble structuré. C’est pourquoi Alain Bardel propose l’appellation de « Dossier de Douai » plutôt que « Cahier » ou « Recueil ».

Cette indétermination n’est pas anodine. Elle révèle la position particulière de Rimbaud à ce moment de son parcours : entre l’apprentissage et la maîtrise, entre le conformisme parnassien et la révolution à venir, entre le désir de reconnaissance et la conscience de l’insuffisance de ces premiers poèmes. Les Carnets de Douai se situent dans cet entre-deux, ni simple brouillon, ni œuvre achevée et structurée. Ils constituent un work in progress, le témoignage d’une formation en cours, d’un génie qui se cherche et se construit.

La remise de ces manuscrits à Demeny témoigne cependant d’une stratégie claire : se faire connaître dans les milieux littéraires. Demeny, poète et copropriétaire avec Camille Cardon de La Librairie Artistique à Paris, représente une porte d’entrée potentielle dans le monde de l’édition. En lui confiant ses poèmes, Rimbaud espère sans doute qu’ils seront publiés, dans une revue ou en volume. Cette ambition de publication, légitime chez un adolescent conscient de son talent, sera cruellement déçue. Demeny ne publiera rien et, pire encore, ne répondra pas aux sollicitations de Rimbaud qui lui écrira en vain plusieurs lettres.

3. Le reniement de juin 1871 : « Brûlez tous les vers »

La demande de destruction adressée à Demeny en juin 1871 constitue un moment dramatique dans l’histoire des Carnets de Douai. La lettre est brève et péremptoire : « Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai. » Cette phrase, d’une violence inouïe (se comparer à un mort, traiter ses poèmes de « sottise »), révèle l’extrême exigence de Rimbaud envers lui-même et la radicalité de son évolution poétique.

Pour comprendre ce reniement, il faut le mettre en perspective avec les événements des mois précédents. Entre l’écriture des Carnets (mars-octobre 1870) et cette demande de destruction (juin 1871), se sont déroulés des bouleversements historiques majeurs : la défaite française, la chute de l’Empire, la proclamation de la République, le siège de Paris, et surtout la Commune de Paris (18 mars – 28 mai 1871). Bien que la question de la présence effective de Rimbaud à Paris pendant la Commune reste débattue, ses sympathies pour les Communards ne font aucun doute, comme en témoignent plusieurs poèmes de cette période.

Surtout, Rimbaud a formulé en mai 1871, dans les deux fameuses « lettres du voyant » adressées à Izambard (13 mai) et à Demeny (15 mai), une nouvelle conception révolutionnaire de la poésie qui rend caduque à ses yeux sa production antérieure. La formule célèbre résume cette ambition : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Le poète doit explorer l’inconnu, descendre au plus profond de lui-même, épuiser toutes les formes d’expériences (amour, souffrance, folie) pour atteindre des visions inédites. « Car il arrive à l’inconnu ! » proclame triomphalement Rimbaud.

Cette théorie du voyant implique un dépassement radical de toutes les conceptions antérieures de la poésie. Dans la lettre à Demeny, Rimbaud passe en revue toute l’histoire de la poésie occidentale et distribue les bons et les mauvais points. Les romantiques? « Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. – Hugo, trop cabochard, a bien du VU dans les derniers volumes […] Musset est quatorze fois exécrable. » Les parnassiens? « Leconte de Lisle, Théodore de Banville […] inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes. » Même Baudelaire, reconnu comme « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu », est critiqué : « la forme si vantée en lui est mesquine. Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »

Dans ce contexte de refondation totale de la poésie, les Carnets de Douai apparaissent à Rimbaud comme des œuvres de jeunesse, trop marquées par l’influence parnassienne, trop respectueuses des formes héritées, insuffisamment audacieuses. La demand de destruction témoigne de cette volonté de rupture radicale avec son passé poétique. Rimbaud ne veut pas être l’auteur des Carnets de Douai, il veut être le « voleur de feu », l’explorateur de l’inconnu, le révolutionnaire du langage qu’annoncent les lettres du voyant.

Heureusement, Demeny ne respecte pas cette « volonté comme celle d’un mort ». Les raisons de cette désobéissance restent incertaines. Peut-être conserve-t-il les manuscrits par simple négligence, oubliant la demande de Rimbaud. Peut-être juge-t-il ces poèmes trop remarquables pour être détruits. Peut-être perçoit-il la dimension excessive, adolescente, de cette exigence et décide-t-il de ne pas en tenir compte. Quoi qu’il en soit, il garde les manuscrits et finit par les vendre. C’est grâce à cette désobéissance que nous pouvons aujourd’hui lire les Carnets de Douai.

4. La publication posthume et la construction du mythe

Les poèmes des Carnets de Douai connaissent une histoire éditoriale complexe. Certains d’entre eux circulent dès le vivant de Rimbaud dans des revues littéraires confidentielles ou dans des correspondances privées. Verlaine, dans son article « Arthur Rimbaud » publié dans Les Hommes d’aujourd’hui en 1888, cite quelques vers. Mais c’est en 1891, l’année même de la mort de Rimbaud, que Léon Genonceaux publie un volume intitulé Reliquaire, poésies qui rassemble les poèmes des Carnets de Douai ainsi que d’autres textes.

Cette publication posthume confère d’emblée une dimension mythique à ces poèmes. Rimbaud meurt le 10 novembre 1891 dans l’indifférence générale. Seul l’Écho de Paris mentionne son décès dans sa rubrique nécrologique. À ce moment, il reste largement méconnu du grand public. Verlaine, dans Les Poètes maudits (1884 et 1888), a certes contribué à faire connaître quelques-uns de ses poèmes, mais Rimbaud demeure une figure marginale, un météore poétique dont l’importance n’est reconnue que par quelques initiés.

La publication du Reliquaire change la donne. Les lecteurs découvrent des poèmes d’une force et d’une originalité stupéfiantes, écrits par un adolescent de seize ans. Cette précocité, cette maturité poétique inouïe chez un lycéen, frappe les esprits. Certains poèmes, comme « Le Dormeur du val », « Roman », « Le Mal », « Rages de Césars », ou « Le Châtiment de Tartufe » ne sont connus que par ce recueil, ce qui augmente encore leur valeur. La critique commence à s’intéresser à cette œuvre, à en mesurer l’importance, à la situer dans l’histoire de la poésie française.

Les éditions successives des œuvres de Rimbaud au début du XXe siècle (édition Vanier, édition du Mercure de France, édition de la Nouvelle Revue Française) contribuent à construire le mythe de Rimbaud. Le poète adolescent, génie précoce, révolté contre toutes les conventions, qui a révolutionné la poésie avant de disparaître dans le silence et l’aventure africaine, devient une figure emblématique de la modernité littéraire. Les surréalistes voient en lui un précurseur, André Breton le célèbre comme un des leurs. Les existentialistes, notamment Jean-Paul Sartre, s’intéressent à son cas. La Beat Generation américaine fait de lui une icône de la contre-culture.

Les Carnets de Douai bénéficient de cette consécration progressive. D’œuvre de jeunesse qu’on pourrait négliger au profit des Illuminations ou d’Une saison en enfer, ils deviennent un objet d’étude privilégié pour comprendre la genèse du génie rimbaldien. Les critiques y décèlent déjà les audaces formelles, les thèmes obsessionnels, les révoltes fondamentales qui exploseront dans les œuvres ultérieures. Le recueil occupe désormais une place centrale dans les programmes scolaires et universitaires, permettant aux nouvelles générations de découvrir comment se forme un génie poétique.

Aujourd’hui, la réception des Carnets de Douai s’est stabilisée autour de quelques interprétations consensuelles. On y voit un moment de transition entre l’apprentissage parnassien et l’invention de formes nouvelles, un laboratoire où s’expérimentent les thèmes futurs (révolte, liberté, rapport à la nature, critique sociale), un témoignage sur le contexte historique (la guerre de 1870), et surtout une illustration exemplaire du concept d' »émancipations créatrices » qui structure désormais l’étude de cette œuvre dans le cadre scolaire.