Objet d’étude : Poésie du XIXe au XXIe siècle

I. Fondements théoriques : comprendre l’émancipation créatrice

L’émancipation créatrice constitue un processus à la fois esthétique, idéologique et existentiel par lequel un artiste s’affranchit progressivement des tutelles qui pèsent sur sa création. Dans le contexte rimbaldien de 1870, cette notion revêt une acuité particulière : à seize ans, le jeune poète ardennais entreprend simultanément une libération personnelle (fugues, rupture avec l’autorité maternelle), sociale (rejet de la bourgeoisie provinciale), politique (contestation du Second Empire) et littéraire (dépassement des modèles poétiques dominants).

Cette émancipation s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui traverse tout le XIXe siècle. Depuis la Révolution française, la figure de l’artiste a profondément évolué : de l’artisan au service d’un mécène, le créateur est devenu un génie solitaire revendiquant son autonomie. Victor Hugo, dans la préface de Cromwell (1827), proclamait déjà la liberté de l’art contre les règles classiques. Baudelaire, en explorant « les fleurs du mal », avait ouvert la poésie à des territoires jusqu’alors interdits. Rimbaud pousse cette logique à son paroxysme : non content de se libérer des conventions, il ambitionne de transformer radicalement la nature même de la poésie.

2. Les Carnets de Douai : un moment charnière

Les vingt-deux poèmes composés entre mars et octobre 1870 représentent un instant unique dans l’histoire littéraire : celui où un adolescent surdoué, nourri des plus grands textes de son temps, commence à forger une voix absolument singulière. Ces textes constituent ce que Verlaine nommera plus tard un « laboratoire » poétique, un espace d’expérimentation où coexistent l’héritage et la transgression, la virtuosité technique et l’audace provocatrice.

Il faut insister sur le contexte historique exceptionnel de leur création. La guerre franco-prussienne bouleverse la France : le 2 septembre 1870, Napoléon III capitule à Sedan ; deux jours plus tard, la République est proclamée à Paris. Charleville, proche de la frontière belge, se trouve dans la zone des combats. C’est dans ce chaos que Rimbaud fuit par deux fois, se réfugie à Douai et confie ses poèmes à Paul Demeny. Cette situation d’urgence historique nourrit l’urgence créatrice : le jeune poète semble pressentir que l’ancien monde s’effondre et qu’il faut inventer de nouvelles formes pour dire ce séisme.

3. Le paradoxe fondateur : perfection et destruction

Les Carnets de Douai incarnent un paradoxe fascinant : Rimbaud y atteint une maîtrise formelle remarquable (notamment dans ses sonnets), tout en minant de l’intérieur les codes qu’il manipule si brillamment. Cette tension se résoudra en juin 1871, lorsqu’il demandera à Demeny de brûler ces poèmes, quelques semaines après avoir théorisé sa volonté de « se faire voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

Ce geste de destruction symbolique mérite réflexion : en reniant ses premiers textes, Rimbaud accomplit une nouvelle émancipation, celle qui le libère de sa propre virtuosité. Il refuse d’être catalogué comme un jeune prodige parnassien et revendique le droit à une révolution poétique permanente. Les Carnets deviennent ainsi, rétrospectivement, le témoignage d’une émancipation en cours, d’un processus créateur capté dans son moment de transformation.


II. Émancipations littéraires : dialogues et ruptures avec les modèles

1. L’héritage romantique : appropriation et transgression

Victor Hugo demeure en 1870 la figure tutélaire de la poésie française. Exilé depuis le coup d’État de 1851, il incarne la résistance républicaine et la liberté de l’artiste face au pouvoir. Son influence sur Rimbaud est immense : on la perçoit dans l’amplitude des visions cosmiques (« Soleil et chair »), dans l’engagement politique (« Le Forgeron »), dans la compassion pour les humbles (« Les Effarés »).

Cependant, Rimbaud ne se contente pas d’imiter Hugo. Il radicalise son message. Là où Hugo célébrait le peuple avec une grandiloquence paternaliste, Rimbaud lui donne directement la parole dans « Le Forgeron », transformant l’ouvrier en sujet parlant et non plus en simple objet de compassion. Le monologue du forgeron face à Louis XVI constitue un véritable pamphlet révolutionnaire où la violence du langage populaire fait irruption dans le vers régulier. Cette démocratisation de la parole poétique représente un pas décisif vers une poésie authentiquement émancipée.

De même, si Hugo avait chanté la nature dans Les Contemplations (1856), Rimbaud va plus loin en développant une véritable mystique panthéiste. Dans « Soleil et chair », le poème-fleuve de 448 vers, il oppose la « Nature sainte » aux religions instituées, célébrant un paganisme sensuel qui aurait scandalisé le Hugo chrétien. La nature n’est plus simple décor lyrique mais force divine libératrice, source d’une révélation qui concurrence et finalement supplante le catholicisme.

2. Baudelaire : un compagnonnage essentiel

Charles Baudelaire, mort en 1867, exerce sur Rimbaud une influence plus secrète mais peut-être plus profonde que celle de Hugo. Les Fleurs du mal (1857) avaient opéré une révolution copernicienne : faire de la laideur, du sordide, de l’urbain, de la modernité les matières premières d’une beauté nouvelle. Baudelaire avait montré qu’on pouvait extraire la poésie non plus seulement de la contemplation des couchers de soleil, mais aussi de la boue des rues, de la prostitution, de l’ennui métaphysique.

Rimbaud hérite de cette leçon et la pousse encore plus loin. « Vénus anadyomène » offre un exemple saisissant de cette filiation subversive. Là où Baudelaire aurait maintenu une tension entre la beauté et l’horreur, Rimbaud opte pour le grotesque pur : sa Vénus sortant des eaux n’est qu’un corps malade et répugnant, « belle hideusement d’un ulcère à l’anus ». L’audace est extrême : démythifier ainsi la déesse de l’amour, c’est s’attaquer aux fondements mêmes de la culture occidentale. Le sacrilège est délibéré, la provocation assumée.

On retrouve également l’héritage baudelairien dans le traitement de la ville et du quotidien. « À la musique » transpose en province l’observation ironique des types sociaux que Baudelaire pratiquait dans Le Spleen de Paris. La petite bourgeoisie de Charleville défilant sur la place de la Gare est croquée avec une férocité clinique qui rappelle les physiologies baudelairiennes. Mais là encore, Rimbaud radicalise : son mépris est plus frontal, sa violence satirique plus brutale.

3. Le Parnasse : tentation et dépassement

Le mouvement parnassien, cristallisé autour de la publication du Parnasse contemporain (1866), domine la scène poétique au moment où Rimbaud commence à écrire. Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Catulle Mendès prônent l’impersonnalité, la perfection formelle, le culte de « l’Art pour l’Art ». Contre l’effusion romantique, ils privilégient la distance, l’objectivité, le travail patient du vers.

Rimbaud a lu passionnément ces poètes. En mai 1870, il envoie même à Banville trois poèmes dont « Ophélie » et « Credo in unam », témoignant d’une volonté d’intégrer le cénacle parnassien. Plusieurs textes des Carnets de Douai affichent une virtuosité technique indéniablement parnassienne : sonnets irréprochables, descriptions minutieuses, recherche d’une langue sculptée. « Le Dormeur du val » offre un exemple parfait de cette maîtrise formelle : le sonnet en alexandrins présente une composition symétrique, des rimes riches, une progression narrative maîtrisée.

Toutefois, cette perfection formelle sert chez Rimbaud un projet radicalement anti-parnassien. Là où les Parnassiens privilégiaient des sujets nobles et lointains (l’Antiquité, l’Orient mythique), Rimbaud plonge dans l’actualité brûlante de la guerre. Là où ils prônaient l’impersonnalité, il place le « je » au centre de sa démarche. Là où ils recherchaient la beauté sereine, il cultive la dissonance et le scandale.

Le cas de « Ma Bohème » est particulièrement révélateur. Le sonnet est formellement parfait, mais son contenu célèbre le vagabondage, la pauvreté, la clochardisation joyeuse – tout ce que l’idéal parnassien d’élégance aristocratique récuse. Rimbaud utilise les armes du Parnasse contre le Parnasse lui-même, détournant la forme noble pour y loger un contenu subversif. Cette stratégie du cheval de Troie caractérise toute son approche : infiltrer le système pour mieux le dynamiter de l’intérieur.

4. Invention d’une voix singulière

Au-delà de ces héritages complexes, les Carnets de Douai témoignent de l’émergence d’une voix absolument neuve. Rimbaud y forge une écriture qui lui appartient en propre, reconnaissable entre toutes. Cette singularité tient à plusieurs facteurs.

D’abord, une extraordinaire condensation expressive. Rimbaud possède l’art de la formule qui fait mouche : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », « Ô Nature, berce-le chaudement : il a froid », « Mais il dort. Doucement, dans la fièvre il lui prend. » Chaque vers frappe comme une évidence, grave une image indélébile. Cette densité sémantique annonce déjà les fulgurances des Illuminations.

Ensuite, un art du contraste et de la dissonance. Rimbaud excelle à créer des chocs esthétiques, des télescopages de registres. « Roman » mêle la niaiserie sentimentale de l’adolescent et l’ironie du poète mature. « Les Effarés » confronte l’innocence des enfants affamés et la cruauté sociale. « Le Dormeur du val » oppose la douceur bucolique du décor et l’horreur de la mort au combat. Ces contrastes ne sont jamais gratuits : ils servent une vision du monde où l’harmonie apparente cache toujours une violence sous-jacente.

Enfin, une capacité prodigieuse à s’approprier et transformer les influences. Rimbaud est comme ces génies précoces qui assimilent en quelques mois ce que d’autres mettent une vie à comprendre. À seize ans, il possède déjà une culture littéraire immense et une maturité créatrice stupéfiante. Cette précocité fulguran te fait de lui, selon l’expression de Verlaine, un « homme aux semelles de vent », toujours en avance sur son temps, déjà ailleurs quand les autres commencent à comprendre où il était.


La guerre de 1870 constitue le premier grand conflit moderne dont témoigne la poésie française. Certes, Hugo avait évoqué les combats napoléoniens dans Les Châtiments, mais sur le mode épique, avec cette distance historique qui permet l’héroïsation. Rimbaud, lui, parle d’une guerre contemporaine, qu’il a vue de près (Charleville étant occupée), dont il connaît les victimes. Son regard est neuf, cruel, sans concession.

  • « Le Mal » frappe par sa modernité de ton. Le titre même propose une abstraction philosophique : la guerre devient le Mal absolu, non plus une péripétie glorieuse mais une manifestation du néant. L’ironie est grinçante : « Tandis qu’une folie épouvantable, broie / Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ». L’image du « tas fumant » ramène les soldats à l’état de matière décomposée, refuse toute grandeur héroïque. Et le poème s’achève sur un blasphème : Dieu se rit de ce carnage, « berce » les hosannas comme des enfants. La religion est complice du massacre ; le ciel, sourd aux souffrances humaines.
  • « Le Dormeur du val » adopte une stratégie différente mais tout aussi subversive. Le sonnet commence comme une idylle pastorale : « C’est un trou de verdure où chante une rivière ». La nature ardennaise est célébrée dans sa fraîcheur printanière. Le soldat endormi semble béni des dieux, objet d’une tendresse maternelle de la Nature. C’est seulement au dernier vers que la vérité éclate : « Il a deux trous rouges au côté droit. » La mort a été tue pendant treize vers pour mieux frapper au quatorzième. L’effet de sidération est total. Rimbaud invente ici une poétique du non-dit, où l’horreur surgit par contraste avec la beauté apparente.
  • « Rages de Césars » et « L’éclatante victoire de Sarrebrück » s’attaquent quant à eux directement au pouvoir impérial. Napoléon III y est ridiculisé, transformé en pantin grotesque. « L’éclatante victoire de Sarrebrück », qui célèbre ironiquement une escarmouche présentée par la propagande comme une grande victoire, anticipe la catastrophe de Sedan qui surviendra deux semaines plus tard. Rimbaud y fait œuvre de démystification politique, arrachant les oripeaux de la gloire pour montrer la nudité pitoyable du pouvoir.

L’émancipation créatrice passe aussi par un élargissement radical du champ poétique. Rimbaud refuse de cantonner la poésie aux sujets nobles et aux émotions élevées. Il fait entrer en poésie ce qui en était traditionnellement exclu : la saleté, la laideur, le corps dans ses fonctions triviales.

  • « Les Effarés » décrit des enfants pauvres, affamés, fascinés par la lumière et la chaleur du fournil d’un boulanger. Le tableau est d’un réalisme poignant : on voit les « petits » collés à la fenêtre, « Tout bêtes, faisant leurs prières / Et repliés vers ces lumières / Du ciel rouvert ». La scène pourrait être sentimentale, à la Victor Hugo, mais Rimbaud maintient une distance, une sécheresse dans l’observation qui rend le poème encore plus glaçant. La misère enfantine n’est pas enjolivée ; elle est montrée dans sa brutalité nue.
  • « Vénus anadyomène », déjà évoqué, va plus loin dans la provocation. La description de ce corps féminin repoussant, de cette « échine un peu rouge » et de cet « ulcère à l’anus », constitue un défi aux convenances esthétiques. Rimbaud s’attaque ici non seulement au mythe antique mais aussi à tout l’idéalisme platonicien qui fonde la culture occidentale. Si la Beauté elle-même est pourrie, corrompue, malade, alors c’est tout l’édifice métaphysique qui s’effondre. On mesure l’audace du geste pour un adolescent de seize ans.
  • Cette attention au corporel, au physiologique, traverse tout le recueil. « Roman » évoque « la sève qui circule », la sensualité adolescente avec une franchise inhabituelle. « Le Châtiment de Tartufe » décrit crûment la masturbation punie par Dieu. « Au Cabaret-Vert » célèbre les plaisirs simples de la nourriture et de la boisson après une marche épuisante. Partout, Rimbaud rappelle que le poète est d’abord un corps, avec ses besoins, ses désirs, ses défaillances.

3. Démythification et sacrilège

L’entreprise rimbaldienne de démythification ne se limite pas à Vénus. Elle s’étend à toutes les figures d’autorité, tous les mythes fondateurs de la civilisation. Le sacrilège est systématique, méthodique, jubilatoire.

  • « Le Châtiment de Tartufe » s’en prend à l’hypocrisie religieuse. Le personnage de Molière devient sous la plume de Rimbaud un masturbateur puni par un Dieu vengeur : « Dieu tord Son front. Ses deux mains dans Sa robe / Frémissent. » L’image est grotesque, blasphématoire. Le Dieu chrétien est ramené au rang de voyeur sadique, surveillant les pratiques sexuelles de ses créatures pour mieux les châtier.
  • « Soleil et chair » propose une relecture complète de l’histoire religieuse de l’humanité. Rimbaud y développe l’idée que le christianisme a tué la joie païenne, réprimé la sexualité naturelle, instauré un règne de tristesse et de culpabilité. Le poème se termine par un appel à la résurrection de Vénus, à un retour du paganisme sensuel : « Ô Vénus, ô Déesse ! / Je regrette les temps de l’antique jeunesse ». Cette nostalgie païenne, cette célébration d’un âge d’or pré-chrétien, constituent une hérésie majeure dans la France catholique de 1870.
  • Même « Le Forgeron », qui célèbre la Révolution française, participe de cette entreprise de démythification. Louis XVI y est montré dans sa faiblesse, sa lâcheté, face à un peuple qui prend conscience de sa force. Le roi n’est plus le représentant de Dieu sur terre mais un homme ordinaire, dépassé par l’Histoire. Le mythe monarchique s’effondre, emportant avec lui toute une vision de l’ordre social fondé sur le droit divin.

1. Maîtrise des formes fixes

Si Rimbaud transgresse les codes thématiques, il commence paradoxalement par faire preuve d’une maîtrise technique éblouissante des formes traditionnelles. Les Carnets de Douai contiennent plusieurs sonnets d’une perfection formelle remarquable. Cette virtuosité n’est pas contradictoire avec le projet d’émancipation ; elle en est au contraire la condition : on ne peut transgresser efficacement que ce qu’on maîtrise parfaitement.

  • « Le Dormeur du val » offre l’exemple d’un sonnet classique irréprochable. Deux quatrains en rimes embrassées (ABBA), deux tercets en rimes suivies (CCD EDE), alexandrins réguliers avec césure à l’hémistiche : la structure est canonique. La progression narrative suit elle aussi le schéma traditionnel : les quatrains exposent le décor et le personnage, le premier tercet développe, le dernier apporte la chute. Même les sonorités sont travaillées avec un soin extrême : allitérations en « r » suggérant le murmure de la rivière, assonances en « ou » évoquant la douceur du lieu.
  • « Ma Bohème » présente une architecture tout aussi rigoureuse. Le sonnet en décasyllabes (mètre plus rare que l’alexandrin, donc témoignant d’une volonté de variation) respecte scrupuleusement les règles de l’alternance des rimes masculines et féminines. Les enjambements sont expressifs sans être chaotiques. La structure syntaxique épouse la structure métrique. Tout est mesuré, calculé, parfait.

Cette maîtrise technique est d’autant plus remarquable qu’elle émane d’un adolescent de seize ans. Rimbaud a assimilé en quelques mois de lectures intensives ce que d’autres poètes mettent des années à acquérir. Son professeur Georges Izambard témoignera de cette précocité stupéfiante : « Il dévorait tout, assimilait tout, avec une rapidité qui me laissait pantois. »

2. Innovations métriques et rythmiques

Cependant, cette virtuosité n’est jamais servile. Rimbaud utilise la perfection formelle comme un tremplin vers l’innovation. Même dans ses sonnets les plus classiques, il introduit des variations subtiles qui annoncent les révolutions futures.

  • Les enjambements, rejets et contre-rejets jouent un rôle expressif majeur. Dans « Roman », le rejet « — Un soir, » crée un effet d’attente, isole le moment décisif de la rencontre amoureuse. Dans « Sensation », le rythme épouse le mouvement de la marche vagabonde : « J’irai dans les sentiers, foulant les blés menus : / Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. » L’enjambement mime le prolongement du pas, la continuité du cheminement.
  • La ponctuation est elle aussi travaillée de façon expressive. Rimbaud use et abuse des points-virgules, créant des séquences haletantes, des accumulations qui disent l’urgence, la profusion. Dans « Soleil et chair », les phrases se déploient sur plusieurs vers, créant un flux ininterrompu qui mime l’abondance vitale de la Nature célébrée.
  • Les variations métriques témoignent également d’une volonté d’expérimentation. Si le recueil privilégie l’alexandrin (norme de la grande poésie), on y trouve aussi des octosyllabes (« Les Effarés »), des décasyllabes (« Ma Bohème »), des hexasyllabes (« Première soirée »). Cette diversité métrique permet d’adapter la forme au sujet : l’octosyllabe convient à la naïveté enfantine des « Effarés », le décasyllabe au ton mélancolique de « Ma Bohème ».

3. Subversion ironique des codes

Plus radicalement, Rimbaud pratique ce qu’on pourrait appeler une subversion interne des formes. Il utilise les codes parnassiens non pour les respecter mais pour les détourner, les retourner contre eux-mêmes. Cette stratégie ironique atteint son sommet dans des poèmes comme « À la musique » ou « Les Assis ».

  • « À la musique » adopte la forme du sonnet et le ton de la description objective chers aux Parnassiens. Mais cette objectivité est truquée : chaque détail choisi, chaque adjectif employé trahit un mépris féroce pour les bourgeois décrits. « Le notaire pend à ses breloques », « L’épicier […] rentre, / Et le jabot bouffant, voit son ventre rentrer ». Les images sont volontairement grotesques, caricaturales. Le sonnet parnassien, censé célébrer la Beauté, devient ici l’instrument d’une satire sociale impitoyable.
  • « Les Assis » va plus loin encore. Le poème décrit des bureaucrates pétrifiés dans leurs postures, devenus des sortes de monstres immobiles. La description minutieuse, presque clinique, rappelle le souci d’objectivité parnassien. Mais l’effet produit est exactement inverse : au lieu de la sérénité contemplative, on atteint le cauchemar expressionniste. Les « Assis » deviennent des figures d’horreur, des cadavres-vivants enfermés dans leur médiocrité. Le poème transforme la description objective en vision hallucinée.
  • Cette ironie corrosive atteint son paroxysme dans « L’éclatante victoire de Sarrebrück ». Le titre même est ironique : la « victoire » en question fut une escarmouche sans importance, montée en épingle par la propagande impériale. Rimbaud feint de célébrer l’événement dans un style pompier, hyperbolique, ridicule : « Pitou, – son chien, – marchant à sa bannière ». Le Prince impérial, âgé de quatorze ans et présenté par le régime comme un héros militaire, est réduit à un gamin accompagné de son chien. La grandiloquence du style amplifie par contraste la médiocrité du sujet, créant un effet burlesque ravageur.

4. Vers une dislocation du vers ?

Si les Carnets de Douai restent formellement classiques (le vers libre n’apparaîtra que dans les Illuminations), on y décèle déjà les germes d’une dislocation future. Certains poèmes poussent la logique de l’enjambement à ses limites, créant une tension entre la structure métrique et le mouvement syntaxique.

  • « Soleil et chair », avec ses 448 vers, constitue une sorte de monstre formel. Le poème déborde de toutes parts, accumule les visions, les mythes, les apostrophes dans un flux quasi ininterrompu. Certes, les alexandrins restent réguliers, mais la phrase se prolonge sur des dizaines de vers, créant une ivresse rythmique qui annonce les proses poétiques futures.
  • De même, certains poèmes expérimentent des formes inhabituelles. « Mes petites amoureuses » multiplie les strophes de quatre vers en octosyllabes, créant un effet de litanie obscène. « Les Douaniers » adopte une structure narrative discontinue, par tableaux successifs. On sent chez Rimbaud une impatience formelle, un désir de faire éclater les cadres trop rigides.
  • Cette tension culminera dans la fameuse lettre à Demeny de juin 1871, où Rimbaud demandera la destruction de ses poèmes : « Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai. » Ce reniement marque le passage à une nouvelle étape : l’émancipation sera désormais totale, Rimbaud se libérera même de sa propre virtuosité.

V. Émancipation idéologique : contestation et utopie

La contestation religieuse traverse l’ensemble du recueil avec une virulence qui surprend pour l’époque. Rimbaud ne se contente pas d’un anticléricalisme bon enfant, à la mode républicaine : il s’attaque aux fondements mêmes de la foi chrétienne, opposant à la religion révélée une mystique naturaliste.

  • « Soleil et chair » développe une véritable contre-théologie. Le poème réécrit l’histoire religieuse de l’humanité en opposant deux âges : un âge d’or païen, caractérisé par l’harmonie entre l’homme et la Nature, la liberté sexuelle, la joie des sens ; puis un âge de fer chrétien, marqué par la répression, la culpabilité, la séparation d’avec le monde naturel. Cette lecture de l’histoire emprunte à divers courants (romantisme, socialisme utopique, néopaganisme), mais Rimbaud la radicalise.
  • Le passage sur Cypris (Vénus) est particulièrement significatif : « Je regrette les temps de l’antique jeunesse, / Des satyres lascifs, des faunes animaux, / Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux. » La sexualité païenne, loin d’être un péché, représente un idéal de fusion avec le cosmos. Le christianisme apparaît comme une négation de la vie, une mutilation de l’humain. Cette vision hérétique s’inscrit dans le sillage de penseurs romantiques allemands (Hölderlin, Schelling) mais aussi de socialistes utopiques français (Fourier).
  • « Le Châtiment de Tartufe » propose une satire plus directe de l’hypocrisie religieuse. Le personnage moliéresque devient l’archétype du bigot obsédé par le sexe, espionnant les femmes : « Il va, reluquant la beauté des femmes ». Mais surtout, Rimbaud renverse la perspective : ce n’est pas Tartufe que Dieu punit, c’est l’homme en général pour ses désirs naturels. Le Dieu chrétien devient une figure sadique, voyeuriste, névrosée. Le blasphème est total.
  • Cette critique de la religion rejoint une critique plus large de la morale bourgeoise. Dans « Première soirée », Rimbaud célèbre la sensualité avec une franchise qui scandaliserait les bien-pensants : « La chambre est pleine d’ombre, on entend vaguement / De deux enfants le triste et doux babillage. » La scène suggère une initiation amoureuse, traitée avec une délicatesse qui la légitime poétiquement. Contre la répression sexuelle prônée par l’Église et la bourgeoisie, Rimbaud revendique le droit au plaisir.

2. Antimilitarisme et pacifisme

La guerre de 1870 suscite chez Rimbaud une révolte profonde. Loin de l’exaltation patriotique qui enflamme la France (du moins au début du conflit), le jeune poète adopte une position résolument antimilitariste. Plusieurs poèmes du recueil constituent de véritables réquisitoires contre la guerre.

  • « Le Mal » pose la question théologique : si Dieu est bon et tout-puissant, comment peut-il permettre le carnage guerrier ? « Ô Mort mystérieuse, ô Grande Liberté ! / Tu vois dans les sillons des chars pleins de cadavres. » Le poème refuse toute justification du massacre. Ni la gloire, ni la patrie, ni la religion ne peuvent légitimer ce « Mal » absolu. Et Dieu, loin d’être innocent, rit de ce spectacle : « Dieu dort dans Ses nappes d’autel. » L’accusation est terrible : le Dieu des armées est complice, voire responsable du carnage.
  • « Le Dormeur du val », malgré sa douceur apparente, porte le même message pacifiste. Le jeune soldat mort n’est pas un héros : c’est une victime, un enfant fauché dans sa jeunesse. La Nature le « berce chaudement », lui offre une tendresse que les hommes lui ont refusée. Le contraste entre la beauté du paysage et l’horreur de la mort suggère que la guerre est un crime contre nature, une violation de l’ordre cosmique.
  • « Rages de Césars » et « L’éclatante victoire de Sarrebrück » s’attaquent directement aux responsables du conflit. Napoléon III et son fils, le Prince impérial, sont tournés en ridicule. L’empereur, ce « Compère en lunettes » qui « allume sa cigarette », devient une figure de vaudeville. Le Prince, présenté par la propagande comme un guerrier précoce, n’est qu’un gamin accompagné de son chien Pitou. Rimbaud démystifie la guerre en montrant la médiocrité de ceux qui la font.

Cette position antimilitariste est d’autant plus courageuse qu’elle va à contre-courant du sentiment national. En 1870, même les républicains soutiennent l’effort de guerre contre la Prusse. Rimbaud, lui, refuse cette union sacrée. Sa lucidité politique est remarquable pour un adolescent de seize ans.

3. Critique sociale et célébration du peuple

Le regard que Rimbaud porte sur la société de son temps est d’une acuité sociologique étonnante. Plusieurs poèmes dressent le portrait d’une bourgeoisie satisfaite, conformiste, étouffante, opposée à un peuple misérable mais porteur d’espérance révolutionnaire.

  • « À la musique » constitue une satire féroce de la bourgeoisie provinciale. Les personnages décrits – le notaire, l’épicier, le pharmacien – sont caricaturés avec une précision cruelle. Tout en eux trahit la médiocrité : leur embonpoint, leur suffisance, leur vulgarité. Le champ lexical du commerce envahit leur discours : « On parle de la meilleure action », « les volontaires de l’exil ». Ces bourgeois ne parlent qu’argent, affaires, intérêts. Leur prétendue culture n’est qu’un vernis cachant la rapacité. Le poème révèle aussi la violence de classe qui sous-tend cette société. Les bourgeois occupent l’espace central, la place de la Gare, tandis que le poète reste à la périphérie, observateur ironique. Mais il remarque aussi les « boutonnières d’ouvriers » qui passent furtivement, présence fugace du prolétariat dans un espace dominé par la bourgeoisie. Cette mention suggère que Rimbaud a conscience des rapports de force sociaux, même s’il ne développe pas encore une analyse marxiste.
  • « Les Effarés » adopte une perspective différente : ici, le regard se fait compatissant. Les enfants pauvres, affamés, fascinés par le fournil du boulanger, incarnent l’innocence sacrifiée par l’injustice sociale. Rimbaud ne verse pas dans le misérabilisme larmoyant : il maintient une distance, décrit factuellement la scène. Mais l’effet n’en est que plus glaçant. Ces enfants « tout bêtes », réduits à l’état quasi animal par la faim, accusent silencieusement une société qui tolère une telle misère.
  • « Le Forgeron » va plus loin en donnant directement la parole au peuple. L’ouvrier qui s’adresse à Louis XVI devient l’incarnation de la Révolution française, de l’émancipation populaire. Son discours, d’une violence extraordinaire, réclame justice et réparation : « Nous sommes les Travailleurs ! Roi, nous sommes le Nombre ! / Nous ne voulons pas te marcher derrière l’ombre ». Le tutoiement du roi, l’affirmation de la force numérique du peuple, la revendication d’égalité : tout annonce 1789 et au-delà, les révolutions futures. Ce poème témoigne de la sympathie révolutionnaire de Rimbaud. Certes, on ne peut le considérer comme un poète social à la manière d’un Eugène Pottier (auteur de L’Internationale). Mais il y a chez lui une sensibilité aigüe à l’injustice, une révolte viscérale contre l’oppression, qui le rapproche des courants socialistes et anarchistes de son temps.

4. Éloge de la liberté et du vagabondage

Face à cet ordre social oppressif, Rimbaud célèbre la liberté sous toutes ses formes. Le vagabondage, l’errance, la bohème deviennent des valeurs positives, des modes d’existence qui échappent aux normes bourgeoises.

  • « Ma Bohème » transforme la pauvreté en richesse spirituelle. Le poète en haillons (« Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course / Des rimes »), sans domicile fixe (« Mon auberge était à la Grande Ourse »), trouve dans le dénuement une liberté absolue. Les « souliers blessés » deviennent un signe de noblesse vagabonde. La poésie naît de cette errance, de ce contact immédiat avec la nature et les éléments. Cette célébration du vagabondage n’est pas seulement métaphorique : elle correspond aux fugues réelles de Rimbaud en 1870. En fuyant Charleville, en prenant le train sans billet, en se faisant emprisonner puis accueillir chez Izambard, Rimbaud expérimente concrètement la liberté qu’il chante. La vie précède l’œuvre, ou plutôt les deux se nourrissent mutuellement.
  • « Sensation » prolonge cette thématique : « J’irai dans les sentiers, foulant les blés menus ». Le futur employé dit la certitude d’un bonheur à venir, lié à la marche, au contact avec la nature. Le bonheur rimbaldien est simple, sensuel, immédiat : sentir le vent, l’herbe sous les pieds, le soleil sur la peau. Contre les plaisirs artificiels de la bourgeoisie (le théâtre, les salons, les réceptions), Rimbaud oppose les joies élémentaires du corps en mouvement.

Cette valorisation de la liberté vagabonde s’inscrit dans une longue tradition littéraire (le romantisme allemand, notamment), mais Rimbaud la radicalise en la vivant réellement. Il ne s’agit pas d’une pose esthétique, d’un costume d’artiste bohème qu’on endosserait pour faire pittoresque : c’est un choix existentiel, un refus radical de l’intégration sociale.


1. Contre le christianisme, une religion de la Nature

L’un des aspects les plus originaux des Carnets de Douai réside dans l’élaboration d’une véritable mystique naturaliste. Rimbaud oppose à la religion chrétienne, jugée répressive et mortifère, une religion de la Nature, panthéiste et vitaliste.

  • « Soleil et chair » développe longuement cette théologie alternative. La Nature y est divinisée : « Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! / Ô renouveau d’amour, aurore triomphale ». Elle incarne une puissance créatrice, une force vitale que le christianisme aurait réprimée. Le poème oppose deux conceptions du divin : d‘un côté, le Dieu chrétien, transcendant, séparé de sa création, législateur sévère ; de l’autre, la Nature immanente, présente dans chaque être, source de joie et de beauté.
  • Cette vision s’inscrit dans le courant panthéiste qui traverse le XIXe siècle, de Spinoza relu par les romantiques allemands jusqu’à Michelet et son livre La Mer (1861). Mais Rimbaud y ajoute une dimension sensuelle, érotique, qui la radicalise. La Nature n’est pas seulement belle et harmonieuse : elle est désirante, féconde, sexuée. Les « satyres lascifs », les « faunes animaux » incarnent cette sexualité cosmique que le christianisme aurait refoulée.
  • Cette religion de la Nature implique une transformation du rapport au corps. Si la Nature est divine, alors le corps humain, partie de cette Nature, est lui aussi sacré. Les plaisirs sensuels ne sont plus des péchés mais des communions avec le divin. D’où la célébration de la nudité, de l’amour physique, de tous les appétits vitaux. Rimbaud réhabilite ce que le christianisme condamne.

2. La Nature ardennaise : un terroir transfiguré

À côté de cette Nature mythologique, les Carnets de Douai célèbrent aussi la nature concrète des Ardennes, le terroir natal de Rimbaud. Cette géographie réelle sert de support à la rêverie poétique, se transforme en paysage intérieur.

  • « Le Dormeur du val » situe l’action dans un lieu précis, vraisemblablement les bords de la Meuse. Le « trou de verdure », la « rivière » qui « chante », « l’herbe » où le soldat repose : tous ces éléments composent un paysage familier, que Rimbaud a parcouru lors de ses marches. Mais ce paysage réaliste devient aussi symbolique : le « val » évoque un refuge, un espace protégé, quasi utérin, où le soldat mort retrouve une paix que la guerre lui avait ôtée.
  • « Ma Bohème » évoque également des lieux concrets : les « sentiers », les « forêts », les étoiles qu’on voit en rase campagne. Rimbaud a réellement vécu ces expériences de vagabondage nocturne dans les environs de Charleville. La biographie nourrit la poésie, qui en retour transfigure le vécu.
  • « Au Cabaret-Vert » situe l’action « à Charleroi », en Belgique, étape probable d’une fugue. Le poème décrit avec une précision réaliste l’arrivée au cabaret, la commande (« Du pain, du beurre, et des tartines / De jambon tiède »), la présence de la servante. Mais là encore, le réalisme n’exclut pas la poésie : les détails concrets deviennent des éléments d’un tableau vivant, d’une scène de bonheur simple.

Cette capacité à poétiser le quotidien, à transformer le banal en merveilleux, caractérise tout le projet rimbaldien. La Nature ardennaise n’a rien d’exotique, rien de spectaculaire : c’est une nature ordinaire, celle que peuvent voir tous les habitants de Charleville. Mais le regard de Rimbaud la métamorphose, y découvre une beauté jusqu’alors invisible.

3. La Nature comme espace de liberté

Au-delà de sa dimension mystique ou esthétique, la Nature représente pour Rimbaud un espace de liberté radicale. Hors de la ville, hors de la société, on échappe aux contraintes, aux conventions, aux regards.

  • « Sensation » exprime parfaitement cette aspiration : « J’irai dans les sentiers […] / Je ne parlerai pas, je ne penserai rien. » La Nature permet le silence, la suspension de la pensée rationnelle, l’accès à un état de pure sensation. Ce refus de la parole et de la pensée n’est pas un appauvrissement mais une intensification de l’expérience : sentir pleinement le monde, s’y fondre, abolir la distance entre soi et le dehors.
  • Cette expérience annonce ce que Rimbaud théorisera en 1871 : le « dérèglement de tous les sens ». Dans la Nature, loin des cadres sociaux, on peut expérimenter d’autres modes de perception, d’autres états de conscience. Le vagabondage devient une pratique spirituelle, une ascèse inversée qui, au lieu de mortifier le corps, l’exalte.
  • « Ma Bohème » célèbre cette liberté dans la Nature : « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ». L’image est significative : les poches crevées symbolisent le dénuement matériel, mais aussi l’ouverture, la porosité. Le poète vagabond ne possède rien, donc rien ne le retient. Il peut aller où il veut, quand il veut. La pauvreté devient une forme de richesse : la richesse de la liberté absolue.
  • Cette célébration de la Nature libre s’oppose bien sûr à la Nature domestiquée, ordonnée, possédée qu’affectionne la bourgeoisie. Les jardins publics, les parcs aménagés, les promenades balisées : toute cette nature civilisée répugne à Rimbaud. Il lui préfère les chemins de traverse, les coins sauvages, les espaces indéterminés où l’on peut encore se perdre.

VII. Le reniement de 1871 : une émancipation seconde

1. La lettre du voyant (15 mai 1871)

Pour comprendre le reniement des Carnets de Douai, il faut revenir à la fameuse lettre que Rimbaud adresse à Paul Demeny le 15 mai 1871. Ce texte capital expose une nouvelle conception de la poésie qui rend caducs les poèmes de 1870.

  • Rimbaud y théorise l’idée du poète « voyant » : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » Cette formule célèbre implique une transformation radicale de la pratique poétique. Il ne s’agit plus de perfectionner son art selon les canons établis, mais de bouleverser sa perception même du réel. Le poète doit devenir un « voleur de feu », un Prométhée moderne arrachant aux dieux le secret de l’inconnu.
  • Cette lettre contient également une critique impitoyable de la tradition poétique française. Rimbaud balaie d’un revers de main Racine, Voltaire, même Hugo et Baudelaire. Seuls Lamartine (« parfois voyant »), Baudelaire (« roi des poètes, un vrai Dieu ») et les « seconds romantiques » trouvent grâce à ses yeux. Mais tous ont échoué à réaliser pleinement le programme du voyant.
  • Cette radicalité théorique exige un renouvellement complet de l’écriture. Or, les Carnets de Douai, malgré leurs audaces, restent marqués par les codes traditionnels : virtuosité parnassienne, usage du sonnet, références mythologiques. Rimbaud prend conscience que ces poèmes, si brillants soient-ils, appartiennent encore à l’ancien monde poétique qu’il veut abolir.

Un mois après la lettre du voyant, en juin 1871, Rimbaud écrit de nouveau à Demeny pour lui demander de détruire les poèmes confiés l’année précédente : « Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai. »

  • Le ton est solennel, presque testamentaire (« volonté comme celle d’un mort »). Rimbaud ne se contente pas d’exprimer un regret ou une déception : il exige l’anéantissement matériel de ses textes. Ce geste radical participe du projet d’émancipation : se libérer de son propre passé, faire table rase, renaître vierge de toute influence.
  • L’expression « assez sot » est significative. Rimbaud ne critique pas la qualité technique de ses poèmes (il sait qu’ils sont brillants), mais leur orientation esthétique. Il juge « sot » d’avoir voulu rivaliser avec les Parnassiens sur leur terrain, d’avoir cherché la reconnaissance des maîtres établis. Cette reconnaissance, il l’a d’ailleurs obtenue : Verlaine l’a admiré, invité à Paris. Mais désormais, elle ne suffit plus, voire elle empêche la vraie révolution poétique.

Heureusement pour la postérité, Demeny n’obéit pas. Il conserve les manuscrits, les vend, permettant leur publication posthume en 1891. Cette « désobéissance » nous permet aujourd’hui de mesurer le chemin parcouru par Rimbaud entre 1870 et 1871, de comprendre que l’émancipation créatrice est un processus, non un état.

3. Vers Le Bateau ivre et au-delà

L’année 1871 voit Rimbaud composer Le Bateau ivre, poème-fleuve de 100 vers qui marque une rupture nette avec les Carnets de Douai. Certes, on y retrouve encore des alexandrins réguliers, des quatrains en rimes embrassées. Mais l’esprit est radicalement nouveau.

  • Le Bateau ivre met en scène l’émancipation elle-même : un bateau libéré de ses « haleurs », livré aux fleuves, emporté vers l’océan et ses visions hallucinées. Le poème devient l’allégorie du poète-voyant abandonnant toute amarre, plongeant dans l’inconnu. Les visions s’y accumulent, prodigieuses, délirantes : « J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles / Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur ».
  • L’influence des Carnets reste perceptible (goût des accumulations, virtuosité métrique), mais tout est poussé à un degré d’intensité supérieur. Les images ne servent plus à décrire le réel ou à le critiquer : elles créent un surréel, un monde halluciné où les repères habituels se dissolvent. On est loin de la satire sociale d’« À la musique » ou de l’antimilitarisme du « Dormeur du val » : la poésie devient pure vision.
  • Après Le Bateau ivre, Rimbaud composera Une Saison en enfer (1873), texte en prose rythmée où il racontera (et critiquera) sa tentative de se faire voyant. Puis viendront les Illuminations, poèmes en prose d’une nouveauté absolue, où toute structure traditionnelle a disparu. Ces textes réalisent pleinement le programme annoncé en 1871 : une poésie totalement émancipée, qui ne ressemble à rien de ce qui précède.

4. Le silence final : émancipation ultime ?

En 1875, à vingt ans, Rimbaud abandonne définitivement la poésie. Ce silence de quinze ans (jusqu’à sa mort en 1891) peut lui aussi se lire comme une forme d’émancipation : se libérer de la littérature elle-même, refuser la carrière d’homme de lettres, vivre d’autres vies (commerçant, explorateur, trafiquant d’armes).

  • Ce renoncement a suscité d’innombrables interprétations. Pour certains, il marque un échec : Rimbaud n’aurait pas réussi à atteindre l’absolu qu’il visait, aurait renoncé par désespoir. Pour d’autres, au contraire, il représente l’accomplissement ultime de son projet : avoir été poète, puis cesser de l’être, par fidélité à l’exigence de métamorphose permanente.
  • Les Carnets de Douai, dans cette perspective, apparaissent comme le premier acte d’un processus qui culminera dans le silence. De l’imitation virtuose des maîtres au reniement de cette imitation, puis à l’invention d’une poésie radicalement neuve, enfin à l’abandon de toute poésie : chaque étape marque une émancipation supplémentaire. Rimbaud ne s’est jamais fixé, jamais satisfait d’aucune position. Cette inquiétude perpétuelle, ce refus de tout repos définissent peut-être l’essence même de son génie.

VIII. Héritage et postérité : une émancipation partagée

1. Influence sur la modernité poétique

L’influence de Rimbaud sur la poésie du XXe siècle est immense et multiforme. Les surréalistes (Breton, Éluard, Aragon) voient en lui le précurseur de l’écriture automatique et de l’exploration de l’inconscient. Les poètes de la Beat Generation (Ginsberg, Kerouac) se reconnaissent dans sa célébration du vagabondage et sa révolte contre la société conformiste. Les poètes de la négritude (Césaire) et de la décolonisation admirent son anticonformisme radical.

Même les Carnets de Douai, pourtant reniés par leur auteur, exercent une influence durable. « Le Dormeur du val » devient l’archétype du poème antimilitariste, étudié dans les écoles pour dénoncer l’horreur de la guerre. « Ma Bohème » inspire d’innombrables poètes célébrant la liberté et l’errance. « À la musique » sert de modèle à la satire sociale en vers.

Plus largement, l’idée même d’émancipation créatrice devient un topos de la modernité artistique. De Picasso révolutionnant la peinture avec les Demoiselles d’Avignon à John Cage dynamitant les conventions musicales, de Joyce refondant le roman avec Ulysse à Godard réinventant le cinéma : partout, l’artiste moderne se définit comme celui qui transgresse, innove, émancipe.

2. Un modèle d’adolescence révoltée

Au-delà de son influence proprement littéraire, Rimbaud devient une icône culturelle, symbole de la révolte adolescente contre l’ordre établi. Jim Morrison, Patti Smith, Bob Dylan se réclament de lui. Son visage (d’après la photographie d’Étienne Carjat en 1871) orne des t-shirts, des affiches, des pochettes de disques.

Cette récupération n’est pas toujours heureuse : elle tend à réduire Rimbaud à un rebelle romantique, oubliant la dimension réflexive, théorique, extrêmement élaborée de son projet. Mais elle témoigne de la puissance du mythe rimbaldien : celui de l’adolescent génial qui refuse tous les compromis, brûle sa vie en quelques années, puis disparaît.

Les Carnets de Douai jouent un rôle particulier dans ce mythe. Composés à seize ans, ils incarnent le génie précoce, la révolte juvénile contre toutes les autorités (familiale, scolaire, religieuse, politique). Leur lecture continue d’inspirer les adolescents qui découvrent qu’on peut, même à leur âge, produire une œuvre d’une puissance et d’une audace extraordinaires.

3. Questions ouvertes pour le lecteur contemporain

Que nous disent aujourd’hui les Carnets de Douai ? Au-delà de leur valeur historique et esthétique, ils posent des questions qui restent d’une brûlante actualité.

  • La question de l’émancipation individuelle face aux normes sociales : comment inventer sa vie hors des sentiers battus ? Comment résister aux pressions conformistes sans sombrer dans la marginalité stérile ?
  • La question de la création artistique : peut-on encore innover après des siècles de production culturelle ? Comment éviter l’académisme sans verser dans la pure provocation gratuite ?
  • La question de l’engagement politique du poète : l’art doit-il servir une cause ou préserver son autonomie ? Comment concilier exigence esthétique et responsabilité sociale ?
  • La question, enfin, du rapport entre vie et œuvre : faut-il vivre en poète pour écrire de la poésie ? L’existence doit-elle imiter l’art ou inversement ?

Les Carnets de Douai n’apportent pas de réponses définitives à ces questions. Mais ils les posent avec une intensité rare, invitant chaque lecteur à poursuivre sa propre quête d’émancipation créatrice.


Conclusion

Les Carnets de Douai occupent une place unique dans l’histoire de la poésie française. Œuvre de jeunesse d’un génie précoce, ils marquent un moment de transition décisif : entre imitation et invention, entre respect des codes et transgression radicale, entre apprentissage et révolution.

L’émancipation créatrice qui s’y déploie revêt de multiples dimensions.

  • Émancipation littéraire : Rimbaud s’approprie puis dépasse les modèles romantiques et parnassiens.
  • Émancipation thématique : il ouvre la poésie à des territoires jusqu’alors interdits (la guerre moderne, la misère sociale, le corps dans sa trivialité).
  • Émancipation formelle : il maîtrise puis subvertit les formes fixes, annonçant les bouleversements futurs.
  • Émancipation idéologique : il conteste toutes les autorités (religieuse, politique, morale, familiale).

Cette émancipation culmine paradoxalement dans le reniement de 1871. En demandant la destruction de ses poèmes, Rimbaud accomplit un geste radical qui témoigne de son exigence absolue : ne jamais se satisfaire d’aucune réussite, toujours aller plus loin dans la quête de l’inconnu et de l’inouï.

Les Carnets de Douai nous apparaissent ainsi comme le laboratoire où se forge une nouvelle conception de la poésie et de l’art en général. Conception qui marquera durablement la modernité : l’artiste comme être en perpétuelle métamorphose, refusant toute fixation, revendiquant une liberté créatrice absolue.

Pour vous, qui découvrez ce recueil, il offre bien plus qu’un objet d’étude scolaire. Il constitue une invitation à penser votre propre émancipation : intellectuelle, esthétique, existentielle. À l’âge même où Rimbaud composait ces poèmes, les Carnets vous invitent à méditer sur les questions qu’il pose : comment devenir soi-même dans une société qui vous veut conforme ? Comment inventer sa vie et son art hors des sentiers battus ? Comment concilier l’héritage culturel et la nécessité d’innover ?

Les Carnets de Douai n’ont pas fini de nous parler. Chaque génération y découvre de nouvelles richesses, de nouvelles résonances. Cette œuvre adolescente, reniée par son auteur, possède une vitalité inépuisable qui défie le temps et continue d’inspirer tous ceux qui aspirent à une véritable émancipation créatrice.