Notre extrait : le pouvoir et la vertu

Les Lettres persanes, publiées en 1721, est un roman épistolaire de Montesquieu (1689-1755) dans lequel se construit une critique sévère de la société de l’époque, à travers le regard naïf de deux voyageurs persans, Usbek et Rica. Ici, dans une lettre d’Usbek, l’auteur nous conte l’histoire des Troglodytes, une société imaginaire, véritable utopie politique. Cet apologue permet d’explorer les concepts de vertu, de liberté et de gouvernement.

Commentaire littéraire Montesquieu par Magali VAN KELST

Proposition de plan

Introduction

À la fin du XVII° siècle et au début du XVIII° siècle, la France connait une période de bouleversements politiques et sociaux, marquée par l’absolutisme royal sous Louis XIV et les premières réflexions sur la démocratie. Dans ce contexte, Montesquieu, figure emblématique des Lumières, s’illustre par ses écrits critiques et ses réflexions sur la nature des gouvernements. Son œuvre majeure, les Lettres persanes, publiée en 1721 prend la forme d’un roman épistolaire où deux Persans, Usbek et Rica, commentent avec ironie et distance les mœurs et institutions françaises. L’extrait étudié met en scène Usbek qui rapporte le discours d’un vieillard troglodyte face au choix d’un roi par son peuple. Ce texte soulève des questions profondes sur la vertu, la liberté et la pouvoir. À travers cette réflexion, nous nous demanderons quelles idées politiques et morales Montesquieu expose ici sous la forme d’un apologue. Pour répondre à cette question, nous examinerons le rejet d’une forme de gouvernement monarchique puis l’adoption des valeurs qui doivent constituer les fondements d’une démocratie; enfin la figure du vieillard sera présentée comme modèle du citoyen.

I. Rejet du gouvernement monarchique

Montesquieu utilise le discours du vieillard pour critiquer le gouvernement monarchique, même sous une forme modérée, en soulignant les dangers qu’il représente pour la liberté et la vertu.

1. Critique d’une monarchie modérée mais imparfaite

Bien que le roi soit choisi par le peuple et que la monarchie soit garantie par des valeurs morales, Montesquieu critique cette forme de gouvernement. La présence d’une assemblée et le choix du roi par le peuple suggèrent une démocratie représen-tative, mais cette forme de monarchie reste une démocratie atténuée, proche d’un système de monarchie parlementaire. Le vieillard exprime son refus catégorique du pouvoir, présentant ce rejet comme un acte de vertu. « À Dieu ne plaise que je fasse ce tort aux Troglodytes », s’exclame-t-il, soulignant la gravité de sa décision. Cette apostrophe, associée au champ lexical de la tristesse, met en évidence le conflit intérieur du personnage et sa conviction profonde que le pouvoir corrompt.

2. Perte de la liberté et soumission

Le vieillard prédit que l’instauration d’un roi entraînera la perte de la liberté, transformant les citoyens en sujets dépendants. L’opposition entre « libres » et « assujettis»y souligne cette perte de liberté, tandis que les termes « joug » et « être soumis à un prince » illustrent la soumission à venir. Il utilise une antithèse entre « Troglodytes libres » et « aujourd’hui assujettis », ainsi qu’une accumulation: « contenter votre ambi-tion, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ». Ces procédés mettent en évidence le contraste entre la vertu républicaine et la corruption monarchique.

3. Décadence morale et perte de la vertu

Sous un régime monarchique, la vertu devient une contrainte et n’est plus pratiquée spontanément. Les phrases « votre vertu commence à vous peser » et « vous n’aurez pas besoin de la vertu » montrent que la vertu est remplacée par les passions, l’ambition et la cupidité. La recherche des plaisirs et des richesses devient la norme, corrompant ainsi les valeurs morales de la société. Le vieillard prédit les conséquences néfastes de l’instauration d’un roi, opposant la situation actuelle des Troglodytes à leur futur sous un monarque, renforçant ainsi la critique du pouvoir absolu.

II. Les idées fondamentales de la démocratie

Montesquieu expose ici les valeurs qu’il considère comme les fondements de la démocratie à travers cet apologue.

1. Une société fondée sur la justice, la liberté et la vertu

Les champs lexicaux de la «justice », de la « vertu», et des « députés » mettent en lumière les valeurs essentielles de la démocratie. Pour Montesquieu, la vertu est naturelle et innée, comme l’illustre l’expression « par le seul penchant de la nature ». Le vieillard décrit la vertu des Troglodytes comme innée et naturelle, rendant le pouvoir monarchique non seulement inutile mais potentiellement nuisible. La répétition du mot « vertu » et la structure syntaxique « Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi » montrent que la vertu est naturelle et ne nécessite pas l’intervention d’un roi.

Le vieillard associe liberté et vertu, utilisant des métaphores pour décrire la perte de liberté, comme le « joug» pour désigner la soumission à un roi. La gradation dans la description de la fin de sa vie et l’apostrophe finale « Ô Troglodytes!» renforcent l’idée que la liberté est essentielle à la pratique de la vertu, et que sa perte sous un régime monarchique mène inévitablement à la corruption morale.

La vertu, selon Montesquieu, repose sur le rejet de la cupidité et de l’ambition per-sonnelle. La société idéale est caractérisée par la simplicité et la frugalité, avec une économie basée sur l’agriculture et une vie en autarcie. Les Troglodytes vivent dans un circuit fermé, symbolisant une société vertueuse et autosuffisante. Cette austérité est vue comme une garantie de la pérennité de la vertu et de la justice.

2. Un contrat social

La société idéale des Troglodytes repose sur un contrat social où chaque individu s’engage à respecter les principes de justice et de vertu. Ce contrat est fondé sur l’idée que le bonheur de chacun dépend du bonheur de tous, instaurant ainsi un systeme d’égalité et de solidarité. Montesquieu illustre cette notion à travers le discours du vieillard, qui souligne que la vertu est naturelle et innée: « par le seul penchant de la nature». Cette phrase met en lumière l’idée que les Troglodytes, en suivant leur nature, sont capables de vivre en harmonie sans besoin d’un pouvoir coercitif.

Le vieillard exprime sa conviction que la vertu est un engagement collectif, essentiel au maintien de l’harmonie sociale. Il déclare: « Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi? »

Cette citation montre que la vertu ne nécessite pas l’intervention d’un roi, mais qu’elle émane naturellement de l’individu. Le contrat social chez les Troglodytes en basé sur une responsabilité partagée et une solidarité mutuelle, ou chacun contribue au bien-être commun sans contrainte extérieure.

3. Principes d’austérité et de rigueur

La vertu, selon Montesquieu, repose sur le rejet de la cupidité et de l’ambition, sonnelle. La société idéale est caractérisée par la simplicité et la frugalité, avec une économie basée sur l’agriculture et une vie en autarcie. Les Troglodytes vivent dans un circuit fermé symbolisant une société vertueuse et autosuffisante. Le vieillard critique la recherche de richesses et de plaisirs, qu’il associe à la corruption morale sous un régime monarchique « Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ». Cette citation illustre comment les passions et les désirs matériels peuvent corrompre les valeurs morales d’une société.

Montesquieu met en avant l’idée que la simplicité et la frugalité sont des garants de la vertu et de la justice. Le vieillard décrit une société où les individus vivent dans la sobriété, rejetant les excès et les ambitions personnelles. Cette austérité est vue comme une garantie de la pérennité de la vertu, car elle empêche la corruption et les conflits d’intérêts. En vivant en autarcie, les Troglodytes symbolisent une société qui peut se suffire à elle-même, sans dépendre de structures de pouvoir extérieures.

III. Figure du vieillard: quel modèle incarne-t-il ?

1. Modèle du citoyen

Le vieillard incarne le modèle du bon citoyen, caractérisé par l’altruisme et l’amourd son peuple. Il préfère renoncer à la couronne plutôt que de tromper les Troglode comme l’illustre la phrase: « À Dieu ne plaise que je fasse ce tort aux Troglodytes.

Cette exclamation emphatique souligne la gravité de sa décision et son refus de tre hir les valeurs de justice et de vertu. Le vieillard montre ici que le pouvoir’st per une fin en soi, mais doit être exercé avec intégrité et au service du bien commun.

L’emploi du registre pathétique, avec des termes comme « cœur serré de tristesse e «torrent de larmes», renforce l’émotion et la sincérité de son discours. Ces expres sions mettent en lumière le conflit intérieur du vieillard, déchiré entre son devi envers son peuple et son refus de participer à un système qu’il juge corrupteur. Se tristesse n’est pas seulement personnelle, mais reflète aussi sa crainte pour l’aven des Troglodytes s’ils adoptent un régime monarchique.

Le vieillard utilise également des questions rhétoriques pour interpeller son auditoire et souligner l’absurdité de la situation:  » Et que prétendez-vous que je fasse ? » Cette question met en évidence l’inutilité du pouvoir monarchique dans une société où la vertu est naturelle et spontanée. Elle invite les Troglodytes à réfléchir sur la véritable nature du pouvoir et sur les valeurs qu’ils souhaitent préserver.

2. Contre-modèle du despote

Le vieillard se distingue du despote, qui n’est pas juste et pratique un laxisme moral. Il critique un système où le pouvoir est concentré entre les mains d’un seul, ce qui mène inévitablement à la corruption et à l’abus de pouvoir. En affirmant que la vertu est naturelle et ne nécessite pas l’intervention d’un roi, le vieillard souligne l’inutilité du pouvoir monarchique:  » Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la ferait tout de même sans moi? » Cette phrase montre que la vertu véritable ne peut être imposée par la force ou l’autorité, mais doit émerger naturellement de la conscience individuelle.

Le vieillard oppose la figure du despote à celle du citoyen vertueux, soulignant que le pouvoir absolu est non seulement inutile, mais aussi nuisible à la société. Il met en garde contre les dangers de la monarchie, où les lois peuvent être moins rigides que les valeurs morales, menant à un laxisme moral et à la perte des valeurs fondamentales de la société.

En conclusion, le vieillard incarne un modèle de citoyen altruiste et vertueux, opposé au despote qui utilise le pouvoir pour son propre intérêt. À travers son discours, Montesquieu critique le pouvoir absolu et exalte les valeurs de la démocratie et de la vertu républicaine.

Conclusion

Dans cet extrait des Lettres persanes, Montesquieu utilise habilement le discours du vieillard troglodyte pour critiquer le pouvoir absolu et exalter la vertu républicaine. À travers l’analyse des idées fondamentales de la démocratie et le rejet du gouvernement monarchique, nous avons vu comment l’auteur oppose la liberté et la vertu naturelle des Troglodytes à la corruption et à l’assujettissement qu’engendrerait l’instauration d’un roi. Cette critique subtile du pouvoir absolu s’inscrit dans une réflexion plus large sur les fondements d’une société juste et vertueuse. Cette réflexion de Montesquieu sur le pouvoir et la vertu reste étonnamment pertinente dans notre monde contemporain, où les débats sur la nature et les limites du pouvoir politique sont toujours d’actualité. Son texte s’inscrit pleinement dans le courant des Lumières, préfigurant les critiques plus directes des systèmes politiques qui suivront. Par ailleurs, la société idéale des Troglodytes fait écho à d’autres utopies littéraires imaginées déjà au XVI° siècle, comme celle de Thomas More, invitant à une réflexion plus large sur les modèles de sociétés idéales et leur faisabilité dans le monde réel.

Commentaire Montesquieu par Magali VAN KELST